Le dernier feu / Espace Go : Mémoire vive
Objet d’une pure et exigeante beauté, Le dernier feu de Dea Loher dessine une tragédie à travers le prisme de huit personnages. Constellation du souvenir aux longs échos.
Il n’est pas étonnant que le nouveau théâtre allemand auquel appartient l’œuvre de Dea Loher s’intéresse au thème de la mémoire et de la culpabilité, compte tenu du lourd passé qui pèse sur le pays. Bien que le spectre qui hante Le dernier feu soit celui d’un enfant et non celui des morts de la Seconde Guerre mondiale, on ne peut s’empêcher de faire des rapprochements entre l’exercice de reconstruction après le drame entamé par les huit protagonistes et celui d’une société habitée par un devoir de responsabilité collective. La pièce résonne à plusieurs niveaux sans appuyer le propos politique, ancrée d’abord dans une réalité humaine.
Sept ans après la mort d’un enfant tué accidentellement par une policière qui pourchassait un prétendu terroriste avec, pour seul témoin, Rabe, un étranger revenu d’une guerre, ces individus liés différemment au drame se remémorent l’événement et cherchent à unir leurs voix pour en fixer le sens. Alternant entre un récit à la troisième personne, une narration au «nous» jamais dite à l’unisson et de vraies scènes, la pièce illustre l’échec d’une mise en commun des souvenirs pour créer un tout cohérent. Sans apitoiement ni psychologisation, Dea Loher radiographie la douleur hors de l’analyse et en dessine les fuyants contours.
La mise en scène picturale et minimaliste de Denis Marleau et Stéphanie Jasmin concentre l’attention sur le jeu précis des acteurs, tout entiers engagés dans le texte qui prend la vedette. La scène monochrome d’un blanc immaculé, avec, en toile de fond, des projections de dessins qui se superposent, se présente comme l’espace mental de la mémoire avec ses strates et ses cicatrices auxquelles répondent les corps des personnages, mutilés de l’intérieur et de l’extérieur. La sobriété de la mise en scène et la distance provoquée par le récit donnent dans une certaine froideur, mais ce dépouillement permet un accès direct aux émotions livrées avec une intense et vive clarté et une focalisation sur la parole, point central de la pièce et premier véhicule de la mémoire. Pour Rabe (excellent Maxime Denommée), les mots ne correspondent plus à rien du monde extérieur, tandis qu’Olaf le cocaïnomane (Jérôme Minière) rompt son mutisme par la musique. Ses chansons offrent un joli contrepoint aux diverses prises de parole, mais les parties slammées s’intègrent moins aisément. La grand-mère atteinte d’Alzheimer (bouleversante Louise Laprade) oublie la disparition de son petit-fils jusqu’à ce que le mot «mort» fasse surface, et la merveilleuse Évelyne Rompré incarne l’insoutenable culpabilité d’une mère endeuillée d’un enfant.
L’œuvre exigeante, qui allie habilement le concret à l’abstraction, est aussi empreinte de lumière et d’humour. Que ce soit le délire paranoïaque d’Edna (Annick Bergeron) ou les exposés de Karoline (Noémie Godin-Vigneau) sur ses prothèses mammaires, le rire fait aussi partie des tonalités de cette pièce dure et poétique où chacun défend un fragment de texte comme un fragment de responsabilité, rappelant celle d’une humanité aux blessures vives et à la mémoire disloquée.