Olivier Kemeid / Furieux et désespérés : La grande histoire jusqu'à soi
Scène

Olivier Kemeid / Furieux et désespérés : La grande histoire jusqu’à soi

Olivier Kemeid est né au Québec et n’a pas connu l’exil. Son théâtre est pourtant empreint de récits de déracinements. Après L’Énéide et Moi, dans les ruines rouges du siècle, l’auteur et metteur en scène plonge dans l’Égypte d’origine de son père avec Furieux et désespérés, son œuvre la plus autobiographique, nourrie d’un premier voyage sur la terre de ses ancêtres et d’un certain Printemps arabe qui a inspiré le nôtre.

«C’est un énorme panier de crabes», lance Olivier Kemeid en parlant de l’histoire de sa famille qui a fui l’Égypte en 1952. D’origine libanaise chrétienne, la lignée des Kemeid faisait partie de l’élite européanisée d’Égypte qui s’est fait chasser lors de la révolution de 1952. «Ils avaient des domestiques et faisaient partie de ce 2% de la population détenant la richesse. Objectivement, c’était indécent et je comprends la révolte de 1952, mais c’est une discussion que je ne peux pas avoir avec mon père et mon grand-père, aujourd’hui décédé.»

Kemeid a longtemps repoussé le voyage au pays avec lequel il entretenait une relation problématique. Alors que l’Égypte lui ouvre enfin ses portes en 2008, son père, qui n’a pas remis les pieds dans son pays natal depuis l’âge de 6 ans, se désiste et Kemeid se retrouve seul sur cette terre chargée d’histoire. Après cinq ans de maturation, ce séjour fera jaillir l’écriture. «C’était tellement d’émotions contradictoires et de bouleversements que je n’ai pas écrit une seule ligne en revenant. Puis, en 2011, le Printemps arabe a été le déclencheur ultime, surtout que le début de la révolution de 2011 commémorait celle de 1952. Il y avait des liens directs avec ma famille exilée. Je me suis dit que le croisement de la petite et de la grande histoire était tel que c’était incontournable.»

Ancrée en 2011, la pièce Furieux et désespérés suit le voyage initiatique d’un jeune Québécois (Maxim Gaudette) qui débarque pour la première fois au pays de ses ancêtres. Entre un chauffeur de taxi très volubile (Denis Gravereaux), la cousine de son père (Marie-Thérèse Fortin) qui le sert comme un prince et sa fille (Émilie Bibeau) qui défend avec fougue ceux qui sont restés au pays, une journaliste (Pascale Montpetit), une femme dont le mari a disparu (Johanne Haberlin) et un furieux révolutionnaire issu d’une autre culture (Mani Soleymanlou), le voyageur est rattrapé par la violence d’une révolution qui bat son plein, par la complexité de ses enjeux et par la grande fracture des populations déchirées entre ceux qui partent et ceux qui restent. Le motif du retour impossible au pays de l’enfance traverse l’histoire et résume le drame de l’exilé. «Mon père a refoulé son identité égyptienne parce qu’il voulait s’intégrer. Il a été plus Québécois que les Québécois, et puis vers la quarantaine, est revenu malgré lui le besoin de revoir les membres de sa famille, pris avec cette identité si complexe, parce que l’Égypte, c’est six ans de sa vie, et c’est toute sa vie. Mais cette douleur de ne pouvoir revenir à l’enfance est universelle.»

Un détour pour mieux se voir

En passant par l’exil d’un Troyen (L’Énéide) et celui d’un Ukrainien (Moi, dans les ruines rouges…), Kemeid a atterri dans celui de sa famille, mais surtout chez lui. «Je pense que c’est un chemin vers moi. Je suis passé par Virgile, puis par Sasha (Samar), qui est un gars proche de moi, pour arriver à cette pièce où je pars de moi, de mes souvenirs, de mes photos. Cet itinéraire est sans doute le chemin de l’exil: un long détour pour aller plus profondément au fond de soi, parce que l’exil est un retour vers soi.» Kemeid est pourtant né au Québec et n’a jamais émigré à l’étranger. «De façon métaphorique, je considère l’artiste comme un exilé, explique-t-il. Le rôle de l’artiste est de s’affranchir de la société, de s’en extraire pour mieux y revenir, ou y revenir autrement. C’est Ulysse.»

Inspirée de l’histoire de la famille de l’auteur, la pièce reste une fiction qui se déroule durant le Printemps arabe, un sujet complexe qui pourrait intimider un auteur québécois, mais pas Kemeid, qui a toujours su s’approprier les éléments de l’histoire et dialoguer avec elle. «Si je n’étais pas allé en Égypte en 2008, je ne sais pas si j’aurais pu écrire ça, avoue-t-il, mais Moi, dans les ruines rouges… m’a dédouané de plusieurs peurs. Si des Québécois peuvent faire des Ukrainiens, je peux parler du Printemps arabe avec des acteurs québécois!» Dans la pièce, l’Égypte n’est d’ailleurs jamais nommée, bien qu’on sente l’influence moyen-orientale. «Ça pourrait être la Tunisie, la Turquie, ou à la limite Sarajevo ou Kigali. Je crois fermement à l’essence même de cette révolution qui est transférable à bien des endroits. Il y a quelque chose de beau à admettre que pour une fois, l’Orient a inspiré l’Occident, et pas l’inverse. Durant le Printemps québécois, ça me touchait de me dire que les Tunisiens et les Égyptiens nous guidaient. C’est un retour du balancier extraordinaire et cette solidarité m’émeut. Il y a eu une fureur et un désespoir dans une partie de la jeunesse québécoise pendant le Printemps érable. Il y a eu cette conviction profonde qu’une autre vie était possible en dehors des schèmes que d’autres voulaient lui inculquer. Même si on sait que la révolution n’est pas éternelle, ça a valu la peine. Un Égyptien disait que le peuple connaissait désormais le chemin pour se rendre à la place Tahrir. Avant, il n’existait pas.»

Autour de la fureur qui a enflammé une jeunesse et traversé des frontières, Kemeid a construit une œuvre qui joue encore sur les contrastes et le mélange des genres. «Il y a, comme toujours dans mon travail, des moments festifs de joie, de lumière, ces ruptures de ton qui correspondent à la réalité du peuple égyptien qui a connu sur la place Tahrir des moments où le plus sordide cohabitait avec une sublime poésie. La fureur mène peut-être inéluctablement à la mort, mais il y a quelque chose de positif dans l’idée d’être actif, de sortir de la désespérance et du fatalisme. C’est intéressant pour moi, comme problématique théâtrale, de comprendre jusqu’où va la fureur et si on peut lui survivre une fois qu’on s’enflamme de l’intérieur. La désespérance des pays du Moyen-Orient a un écho sur notre propre jeunesse en Occident, où le cynisme a la cote. Ce que j’ai trouvé si beau dans le Printemps érable, c’est le refus de la part des jeunes d’une forme de désespérance. Je les enviais», admet l’auteur de 37 ans qui dit appartenir à une génération dépolitisée qui vivait dans l’ombre des baby-boomers.

Loin du message démissionnaire de certains, Kemeid réactive l’espoir et se place du côté du rêve et d’une théâtralité assumée. «Pour un comédien québécois, c’est imposant de jouer le descendant de pharaon et 2000 ans d’histoire, mais je leur rappelle de lâcher l’Égypte et qu’ils sont aussi au Théâtre d’Aujourd’hui.» Et c’est ainsi que l’universalité de l’histoire nous parvient.