Jocaste reine : Totem et tabou
Scène

Jocaste reine : Totem et tabou

La metteure en scène Lorraine Pintal présente Jocaste reine, une relecture du mythe d’Œdipe signée Nancy Huston.

Œdipe et sa mère Jocaste, l’inceste et les yeux crevés: l’histoire est connue. Aux antipodes de la lecture de Sophocle, c’est toutefois Jocaste qui livre ici son point de vue. «La pièce, précise la metteure en scène Lorraine Pintal, comble les vides de Jocaste dans Œdipe roi. C’est clair, Nancy Huston a voulu rompre le silence de Jocaste. Le texte dévoile un autre aspect de la psyché féminine, auquel les gens n’ont pas toujours accès à cause d’une dramaturgie et d’une histoire écrites par les hommes.»

Très loin de la victime qu’en a faite la tradition, Jocaste prend ainsi les rênes d’un récit qui s’attaque à ce que d’aucuns ont jadis considéré comme le fondement de la société. Rien de moins. «Jocaste revendique son droit à l’amour, au pouvoir, et même aux amours interdites. C’est une femme libre. Elle réclame le droit de régner sur une ville même si elle est l’épouse de son fils, disant aux dieux: "Allez, sortez de notre monde, on est capables de régner sans vous." Le texte vise plusieurs tabous.»

Créée en Suisse en 2009, la pièce avait soulevé la polémique. Le hasard a rassemblé Jacques Leblanc de la Bordée, Lorraine Pintal du TNM et la comédienne Louise Marleau autour de ce texte pour lequel ils ont craqué chacun de leur côté, et le spectacle fut coproduit par le TNM et le Théâtre de la Bordée, où il a été présenté en première nord-américaine en 2012. «Les spectateurs, reprend Lorraine Pintal, vont être obligés de se positionner: accordent-ils leur foi à Jocaste et à son amour, ou à Œdipe qui veut la quitter? L’ambiguïté est là, et on a tenté de la maintenir.»

Ça promet, donc, pour un public qui pourrait avoir envie de fermer les yeux, à défaut de se les crever: «On en vient à la conclusion que, pour un homme, ce n’est pas acceptable de savoir à rebours que tu as couché avec ta mère pendant 20 ans et que tu as eu des enfants. Alors que la mère le sait, ou alors le devine. Là où Nancy Huston est dure, c’est qu’il s’agit pour Œdipe d’un blasphème. On reste donc dans la tragédie.»

La tragédie bénéficiera d’un traitement contemporain avec notamment un coryphée (Hugues Frenette) sous les traits d’un psychiatre analysant, entre des références à Tolstoï et à Freud, le drame qui se joue sur scène. «Leur manière de régner ensemble, la justice, le sens de la famille qu’ils ont développé, c’est tout ça que Jocaste reproche à Œdipe de faire basculer sous prétexte qu’il y a un mot entre eux, le mot fils. Voilà ce qu’elle n’accepte pas: qu’il mette fin à tout cela pour un mot.» Un simple mot.