Furieux et désespérés : De la famille à la rue
Osant un face-à-face avec le pays de ses ancêtres, Olivier Kemeid signe avec Furieux et désespérés une pièce chargée d’émotions sur l’exil et la révolution.
Après la fulgurance du merveilleux Moi, dans les ruines rouges du siècle, Olivier Kemeid revisite le thème de l’exil, mais fouille plutôt du côté de ceux qui sont restés au pays, creusant un sujet délicat et proche de lui. Mathieu (excellent Maxim Gaudette) incarne une sorte d’alter ego de l’auteur et metteur en scène qui s’est inspiré d’un séjour en Égypte, dans la famille de son père, pour écrire cette pièce. Débarquant seul dans cette ville qui n’est pas nommée, mais laisse deviner Le Caire bouillonnant de la turbulence du Printemps arabe, ce Québécois dépaysé découvre la complexité des conflits d’un pays par ses habitants. La tante Béatrice (jouée avec brio par l’excellente Marie-Thérèse Fortin), tranchante et sans concession, incarne le pragmatisme et la sagesse de ceux qui ont connu l’interminable défilé des guerres. À ses côtés, Nadia fait aussi état d’une lucidité acquise à la suite de la disparition de son mari, personnage soutenu avec justesse par Johanne Haberlin. Face à elles se lève Nora (Émilie Bibeau), la fille révoltée de Béatrice éprise d’Eryan (Mani Soleymanlou), un révolutionnaire d’une autre culture. Ce couple qui incarne la jeunesse en furie et les convictions d’une génération soulevée contre l’ordre établi convainc moins. Leur idéalisme manque de nuance et d’ancrage. La journaliste désabusée reste aussi trop caricaturale. En revanche, le père revêche et bourru incarné par Denis Gravereaux est parfait dans son ambivalence devant un pays perdu à l’âge de six ans, qu’il déteste autant qu’il aime.
En joignant son histoire familiale à celle du Printemps arabe, Kemeid réussit un portrait multiple d’un coin de pays complexe, mais a mieux campé les personnages de la partie intime que ceux de la rue. L’humour est vif et libre, comme toujours, entre autres avec cette Pythie incarnée par une Pascale Montpetit délirante, et des duels père-fils et mère-fille particulièrement musclés. Or, quand ces moments jouissifs et animés cèdent à la poésie, on perd un peu de rythme, et la force d’évocation de ce lieu imaginaire suggéré par le joli décor de boîtes en carton signé Romain Fabre se dilue quand on y suit les enlèvements, combats et emprisonnements liés à la révolution, trop concrets et grossièrement esquissés, semble-t-il, pour trouver leur place dans l’univers à moitié mythologique de cette famille déchirée, à laquelle on s’attache avec émotion.
Il reste que la pièce pose de brûlantes questions sur l’engagement, la responsabilité individuelle et l’appartenance culturelle, et convoque son lot d’images fortes et d’échanges expressifs, mais la force du propos se perd un peu en chemin, comme si l’auteur avait tout donné pour transmettre ce lien tordu entre lui et sa famille restée dans ce pays étranger, et qu’il avait manqué de souffle pour mettre en scène la révolution. Cela reste du bon théâtre, mais après les Ruines rouges, la barre était haute.