Elle a du front, Nancy Huston, de délivrer la langue de Jocaste avec sa relecture de la tragédie d’Œdipe roi, et de lui faire porter un discours féministe empreint de sensualité et d’un brûlant désir d’émancipation des lois divines et psychanalytiques, épousant l’univers d’un amour qui s’exprime sans pudeur. La Jocaste de Huston se présente comme une amante sexuellement affranchie de tous les interdits, épouse comblée par Œdipe, son mari choisi par désir bien qu’elle sache qu’il est son fils. Ne l’ayant pas élevé, Jocaste ne peut considérer cet enfant comme le sien, refusant le tabou de l’inceste, venant ainsi éclairer la mythologie antique des lumières d’une conception non déterministe de l’homme qui se construit plutôt qu’il ne subit son sort.

L’exercice a l’avantage de rendre aux Hommes une liberté que les dieux leur interdisent dans la pensée antique, enchaînés qu’ils sont par leur fatale destinée et par les prophéties que la Jocaste de Huston refuse furieusement. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement le pouvoir des dieux qui est visé par ce rejet, les psychanalystes étant écorchés par un amusant clin d’œil du coryphée issu de notre époque, interprété par un comique Hugues Frenette, qui mêle Delphes avec Vienne, ville des prophètes modernes…

On retrouve, dans ce texte aux images fortes et qui ose défier toutes les traditions, les idées chères à l’auteure qui lit chez les hommes une peur des femmes qui détiennent le secret de la procréation. Bien qu’intéressante, cette réflexion se trouve parfois trop appuyée dans une pièce qui prend par endroits le ton de l’essai littéraire à l’argumentaire insistant. La mise en scène de Lorraine Pintal crée de jolis moments de complicité entre Jocaste (Louise Marleau, souveraine et sensuelle, parfois un peu monumentale) et ses filles, surtout Antigone (Marianne Marceau), dont elle défend la virilité, mais les chorégraphies guerrières des deux fils, Étéocle et Polynice, réduits au silence, convainquent moins. On regrette d’ailleurs que pour donner la parole aux personnages féminins, on éclipse celle des hommes. Œdipe (Jean-Sébastien Ouellette) subit quant à lui la condamnation des dieux en victime impuissante. Le chant et la musique ancienne livrés sur scène par Claire Gignac enrobent la pièce d’une chaleur bienveillante et d’un mystère sacré qui allègent le ton grave de la pièce. Une œuvre qui ose courageusement défier la tradition phallocratique, avec les excès d’un certain radicalisme dont Huston n’est pas toujours à l’abri.