Alexandre Fecteau : Leçon de bars
Scène

Alexandre Fecteau : Leçon de bars

Les drag-queens du projet de docu-théâtre interactif Changing Room d’Alexandre Fecteau débarquent à Ottawa. Gens de théâtre et de bars se croisent le temps d’une soirée transformatrice!

Loin des clichés éculés sur les drag-queens, l’auteur et metteur en scène Alexandre Fecteau (en collaboration avec Raymond Poirier) propose une immersion dans l’univers des reines de la transformation avec ce projet du collectif Nous sommes ici, qui s’intéresse depuis 2008 au rôle du spectateur et à la relation entre la salle et la scène. La compagnie a opté pour une approche documentaire en s’inspirant d’entrevues menées auprès de cinq performeuses du bar Le Drague à Québec, auxquelles s’est ajoutée une représentante de Montréal. «Je me suis donné les mêmes contraintes que les gens qui font du documentaire cinéma ou vidéo, explique Fecteau. Je ne réécris pas, je fais un montage à partir des entrevues et respecte ce qui a été dit, mais aussi la façon dont ça a été dit. On garde les hésitations, les répétitions, les erreurs et on s’approprie l’accent de chaque personne pour devenir son porte-parole.»

Fecteau a donc tissé une trame narrative à partir du réel, mais créé cinq véritables personnages avec, entre autres, ce parti pris de faire jouer des femmes, ce qui ajoute au projet une dimension proprement théâtrale. Organisés en tableaux, les extraits d’entrevues sont donc présentés dans une loge recréée sur scène depuis que le spectacle, originellement à l’affiche du bar Le Drague en 2009, s’est déplacé au Théâtre Périscope en 2011, à l’Espace libre à Montréal en août dernier, puis maintenant au CNA. Les conversations intimes alternent avec 10 numéros chorégraphiés de lip-sync pour donner à voir l’envers et l’endroit d’un métier loin de la caricature. «L’ensemble reprend la forme du spectacle de drag-queens: il y a de l’animation, on interpelle le public et on bascule dans la loge pour les témoignages filmés à la caméra, live, et retransmis dans la salle. C’est une bonne initiation pour le néophyte qui n’a jamais vu de drags, un survol de tous les genres (des chansons de femmes des années 60, 70 et 80, en français et en anglais), mais on découvre aussi leurs motivations, le concret de leur vie. J’ai abordé le sujet comme un métier. On n’est pas du tout dans un freak show avec des gens qui auraient des troubles d’identité sexuelle. Ce sont des gens qui sont avant tout des bêtes de scène!»

Antidote à l’ennui

En plus de s’intéresser au métier, de chercher à l’étudier de plus près et à voir ce qui se cache derrière les paillettes et les talons hauts, Fecteau avoue avoir une véritable admiration pour le talent de performance des drag-queens, pour la forme de leurs spectacles comme pour le sujet. «Ce genre de spectacle rejoint mes convictions quant à ce qui manque souvent au théâtre. Les drag-queens prennent en charge la présence du public. Je ne parle même pas de distanciation ou de quatrième mur, mais de tenir compte de la présence du spectateur d’un bout à l’autre. L’attention d’un spectateur dans un bar est perdue après 2 minutes d’ennui. On est beaucoup plus patients que ça dans les salles de théâtre, et parfois peut-être trop!»

Fecteau ose donc faire la leçon aux gens de théâtre en montrant l’efficacité des spectacles de personnificateurs qui réunissent les meilleures conditions d’une relation entre la scène et la salle. «Pourquoi accepte-t-on de s’ennuyer au théâtre? poursuit-il. Peut-être parce qu’on est dans un monde où tout est interactif, mais je trouve ça paradoxal que le théâtre, qui est un art du présent, nous ramène ailleurs plutôt que de profiter de cette force-là, de la coprésence des spectateurs et des acteurs, et des spectateurs entre eux.»

Le collectif mise donc ici sur l’échange entre le public et la scène, mais aussi entre des publics très différents: amateurs de théâtre et de shows de drag-queens réunis sous un même toit. «Le spectacle parle de transformation, celle des drag-queens, mais aussi celle du spectateur. Je voulais qu’il se libère du comportement qu’on lui impose au théâtre et se permette de participer quand on l’interpelle.» La soirée intègre d’ailleurs un service de bar. L’idée est de déplacer les attentes et d’ainsi remettre en cause la forme parfois rigide du théâtre. «Changing room, c’est la loge, mais c’est aussi l’action de changer d’espace, parce qu’on inverse les choses: on emmène le spectacle dans la loge et vice versa. Il y a un transfert qui se fait entre la scène et la loge, et puis j’espère opérer une certaine transformation chez le spectateur, ne serait-ce que dans ses habitudes de spectateur.»