Le chant de Sainte Carmen de la Main / Daniel Bélanger et René Richard Cyr : Accueillez le nouveau Messie
Scène

Le chant de Sainte Carmen de la Main / Daniel Bélanger et René Richard Cyr : Accueillez le nouveau Messie

«Carmen, c’est le Messie», disent en chœur René Richard Cyr et Daniel Bélanger au moment de dévoiler leur nouveau théâtre musical, Le chant de Sainte Carmen de la Main, d’après l’œuvre libératrice de Michel Tremblay. Après le party de timbres des Belles-sœurs, voici le chant des opprimés de Carmen. Ça s’annonce événementiel.

On ne défait pas un duo gagnant. Après le succès du théâtre musical Belles-sœurs, partout au Québec et au Théâtre du Rond-Point à Paris, René Richard Cyr s’est empressé de retrouver Daniel Bélanger pour lui proposer de plancher sur des musiques inspirées d’une autre pièce du maître, Sainte Carmen de la Main. «Un défi bien différent», dit l’auteur-compositeur-interprète, à cause de la structure qui alterne les duos et les chœurs, au lieu d’une succession de monologues et de scènes de groupe. Carmen, la reine de la Main, est une chanteuse western qui rêve de chanter en français et d’affirmer son identité québécoise dans ses chansons. Michel Tremblay a écrit cette pièce quelques mois avant la première prise de pouvoir du PQ, en 1976, ancrant forcément son écriture dans ce vibrant contexte politique. Aux yeux de la foule de marginaux du boulevard Saint-Laurent, en quête d’affirmation, Carmen est une véritable déesse. C’est dans cette sanctification que Bélanger a trouvé son inspiration: pas question d’écrire des mélodies country ou de la faire chanter de vrais yodels. «Je n’ai pas du tout envie de décrire en détail de quoi est composée la musique, insiste-t-il, pour ne pas créer de fausses attentes, mais disons que j’ai cherché une énergie mystique et mystérieuse, quelque chose qui serait de l’ordre du sacré, sans toutefois négliger l’aspect festif. Le chœur est constitué de marginaux, des gens aliénés qui chantent leur espoir et, en quelque sorte, leur spiritualité. Ils sont dans une énergie du sacré.»

Quand l’artiste prend la parole

Carmen, vue d’un œil contemporain, est emblématique de la figure de l’artiste engagé. Elle est le Dominic Champagne de la Main, en quelque sorte. La chose titille évidemment Daniel Bélanger, homme discret sur la place publique mais socialement engagé dans son œuvre, notamment sur les albums Nous et L’échec du matériel. L’année politique mouvementée que le Québec vient de traverser n’a pourtant pas contribué à redorer l’image de l’artiste engagé, considéré à tort et à travers par une certaine presse populiste comme un moralisateur à cinq sous, dont les opinions sociopolitiques doivent être conspuées. Posons la grande question: la prise de parole sociale fait-elle partie du rôle de l’artiste? 

«Cette question-là ne sera jamais réglée dans mon esprit, dit-il. Je chante en français, et je pense que chanter en français en tant que Québécois, c’est déjà un geste politique. Mais j’avoue être ambivalent devant l’artiste qui prend position en dehors de son œuvre, en se donnant dans l’espace public un statut d’expression privilégié sous prétexte qu’il est un artiste jouissant d’une reconnaissance publique.» Ce à quoi René Richard Cyr répondra qu’il est à l’aise dans les deux postures. Dans le cas de Sainte Carmen, l’œuvre parle très fort par elle-même: inutile d’en rajouter.

Réveiller la foule

René Richard Cyr n’est pas le metteur en scène des grandes relectures du répertoire, pas celui qui insistera pour accentuer une nouvelle facette de l’œuvre. On peut toutefois compter sur lui pour capter l’essence du texte, tout en dirigeant prestement ses acteurs. Le message nationaliste de la pièce et son discours intrinsèque sur la quête d’indépendance et d’affirmation vont donc résonner, promet-il. «Je suis toujours indépendantiste, mais je n’ai pas besoin d’accentuer ce discours dans le spectacle – il existe de toute sa ferveur par lui-même. La question de la protection de la langue, de l’affirmation de soi par le français me tarabuste beaucoup. Carmen est un véhicule pour la libération de tout un peuple. J’essaie de mettre l’accent sur eux; je veux un show qui rende justice à l’ampleur de ces personnages. Dans cette mise en scène, les guidounes et les travelos, le peuple se croit digne de Broadway et montre qu’il mérite d’être entendu.»

N’est-ce pas l’occasion de s’interroger sur la démocratie, parfois malmenée dans un Québec qui a récemment repris la rue d’assaut, alors que le peuple s’est montré plus divisé que jamais? «Oui, répond le metteur en scène. On est portés par ce mouvement-là. À la fin de la pièce, Carmen meurt. On a souvent interprété que Tremblay voulait signifier la fin du rêve, l’impossibilité de la libération nationale. Je ne pense pas que ce soit juste. Le rêve est encore à faire. Le peuple doit continuer de s’exprimer. Pour moi, c’est l’un des moteurs de création de ce spectacle, et c’est ce qui motive la forte présence du chœur, qui est omniprésent sur scène.»

Mais ce peuple a beau s’échiner, sa parole sera toujours réfrénée par quelques puissants qui n’entendent pas perdre leur emprise sur lui. C’est là qu’intervient le dangereux Maurice, qui voudrait bien que Carmen se contente de divertir la foule. «Il a intérêt à ce que le peuple reste dans la noirceur, explique René Richard Cyr. Mais il a des arguments intéressants. Il pense à l’après-réveil, à la manière dont la Main (entendre ici la société) va composer avec une nouvelle population maintenant consciente de son pouvoir et il anticipe des bouleversements impossibles à gérer. Les ressources manqueront pour combler la soif de vie meilleure de tout ce beau monde: c’est là que la question de l’argent entre en ligne de compte.»

«L’argument de Maurice, poursuit le metteur en scène, je le trouve plus dramatiquement riche que la question de la démocratie dont rêve Carmen et que chantent les opprimés, même si c’est moins sexy. Ils sont dans l’utopie pure, alors que Maurice leur oppose des arguments réalistes qui méritent d’être débattus, du moins entendus. On a tous le cœur à gauche, mais le portefeuille à droite. Il incarne magnifiquement cette grande vérité universelle.» Parions que ce grand débat fera jaser aux portes du TNM.