Jamais lu : Un Jamais lu pour réenchanter le monde
Pour sa 12e édition, le Festival du Jamais lu, consacré aux lectures théâtrales de textes inédits, ose un retour à l’optimisme et à l’humanisme dans une invitation à se tourner vers l’Autre. Les codirecteurs artistiques Marcelle Dubois et Geoffrey Gaquère encouragent les auteurs à réinvestir les mots qui nous lient, Stéphane Crête est porte-parole du microdon (des mots achetés par le public), tandis qu’Olivier Choinière concocte un abécédaire pour refonder le langage avec 26 auteurs.
Festival dédié à la parole en phase avec ce qui fait battre le pouls de la Cité, le Jamais lu a joint sa voix à celle des manifestants le printemps dernier. Cette année, Marcelle Dubois a reçu des textes moins enragés et moins cyniques, comme si, par un retour du balancier, la colère s’était muée en espoir. «C’est assez évident cette année que les auteurs sont dans une recherche de construction d’un tissu social et s’interrogent sur ce qu’on peut bâtir ensemble, plutôt que de demander à la société ou au gouvernement de bâtir pour nous», explique la codirectrice artistique qui a choisi six textes inédits parmi les 105 reçus. «Les auteurs frôlent presque l’optimisme avec la réappropriation du langage et cette envie de parler de leur rapport au voisin, à l’Autre, qu’il soit français, anglais, immigrant de première ou deuxième génération, que ce soit par l’utilisation poétique de la langue ou par notre appréhension des catastrophes climatiques. Tout ça se rejoint.»
Au programme des lectures théâtrales, The Weight de Benoît Drouin-Germain et Emmanuel Schwartz propose une odyssée avec un couple anglophone et francophone qui vit au Québec et tente d’échapper aux jugements qui alimentent un perpétuel combat des langues, tandis que Sébastien Harrisson s’interroge sur l’appropriation d’une œuvre d’art par la société dans La cantate intérieure. Des textes de Lisa L’Heureux, Olivier Sylvestre, Mathieu Handfield et Cédryck Lessard sont aussi au menu. Après 12 ans, le Jamais lu reste une tribune pour les auteurs de la relève, mais «s’est un peu déplacé de son mandat originel parce que les scènes institutionnelles font une plus grande place à la relève, rappelle Dubois. On reste une zone de découverte, mais le Festival défend surtout la prise de parole en lien avec la société.»
En invitant Geoffrey Gaquère à la codirection, Dubois souhaite approfondir l’orientation humaniste que les textes lui inspirent. Ensemble, ils ont choisi de créer des soirées spéciales autour de la parole rassembleuse qui mettent au défi de réinvestir la langue et le dialogue. Une proposition qu’une auteure française invitée, Pauline Sales, rapproche de la provocation, rappelant à quel point le théâtre contemporain s’est plutôt intéressé à ce qui nous sépare, aux relations humaines appauvries, avortées, au manque ou à l’absence de communication. Contre l’isolement et l’égocentrisme, le Jamais lu témoigne du désir et de l’urgente nécessité de rebâtir des liens aujourd’hui.
Reconquérir le verbe
En soirée d’ouverture, L’abécédaire des mots en perte de sens, concocté par Olivier Choinière, s’inscrit dans cette volonté de réappropriation de la langue qui, d’après lui, a connu d’extrêmes torsions pendant le printemps érable. Il a offert une lettre de l’alphabet à 26 auteurs en leur demandant de réinjecter du sens à un mot qui, à son avis, en a perdu. Chacun doit écrire une lettre à un destinataire pour éclairer la manière dont ce mot a été instrumentalisé dans l’Histoire. «Pour nous, tout discours (entre autres politique) est nécessairement mensonger, explique-t-il. À la commission Charbonneau, les mots servent à cacher, louvoyer, à esquiver, et non à s’approcher de la vérité. Or, comment utiliser ces mots galvaudés en tant qu’auteur sans faire appel à une tonne de clichés qui plongent celui qui les dit comme celui qui les entend dans une certaine vacuité, un vide de sens? Comment écrire si certains mots sonnent creux? Entendre le mot “liberté” sur scène aujourd’hui ne nous fait ni chaud ni froid, alors qu’il contient un concept fondateur extrêmement important, qui à force d’être galvaudé pourrait être oublié.»
Les mots «anarchie», «culture», «démocratie», «éducation», «solidarité», «violence» et «vote» ont entre autres été distribués à Michel Marc Bouchard, Dominic Champagne, Fanny Britt, Olivier Kemeid, Larry Tremblay et plusieurs autres, dans le but de «réinjecter du sens par l’art dans l’espace public», dixit Choinière, qui a choisi de leur imposer la forme de la lettre, «un théâtre en miniature», le «début d’un dialogue qui comprend à la fois une distance, une profondeur, une densité, et même une certaine compassion». En ce qui concerne son choix des participants: «Je souhaitais que ce soit des auteurs de théâtre. Ceux qui écrivent des mots qui vont être dits et entendus, et non seulement lus. Le milieu du théâtre, par le biais des institutions, galvaude beaucoup. “Prise de parole”, “prise de risque”, “espace de liberté”. À lire les programmes de saison, on pourrait penser qu’une révolution se prépare, alors que le théâtre n’a jamais été aussi convenu et formaté», poursuit l’homme de théâtre et fidèle collaborateur du Jamais lu, un festival qui redonne, selon lui, un sens aux mots «spontané» et «festif», «mots avec lesquels le grand Montréal culturel se gargarise à longueur d’année»! «Dans un monde qui glorifie l’égo, le théâtre retrouve sa fonction première: réapprendre à être cette chose bizarre qu’est la collectivité.»
En plus de cette soirée d’ouverture qui revisite l’alphabet, le Jamais lu propose une carte blanche à Geoffrey Gaquère, Le dénominateur commun, fruit de la rencontre entre trois auteurs de théâtre, un théologien, un physicien, une psychologue et un généticien, qui partagent leurs visions de grandes questions philosophiques, sorte de réconciliation entre la poésie et la science. Une Lecture-méchoui permettra à Pascal Brullemans et Talia Hallmona d’aborder le parcours de l’immigration autour d’un agneau, alors que le Bal littéraire, en clôture du festival, réunira trois auteurs français et deux québécois (Evelyne de la Chenelière et Simon Boulerice) pour créer en 48 heures une pièce en 10 actes ponctuée de leurs chansons préférées. Neuf jours de festivités où les mots redeviennent des armes pour réenchanter le monde.
Stéphane Crête, parrain du microdon
Dans l’esprit ludique qui le définit, le Jamais lu a trouvé cette année le porte-parole idéal pour sa campagne du microdon. Le public était invité à acheter des mots avec lesquels Stéphane Crête tissera un texte qui sera lu à la soirée de financement et à la soirée d’ouverture du festival. «Les gens jouent littéralement avec moi. Il y a d’ailleurs deux catégories de donateurs: ceux qui veulent m’aider et me donnent des mots qui ont une charge poétique et ouverte, et ceux qui veulent m’embêter et me donnent des mots complexes et rares, comme cunéiforme et micocoulier.» Fréquentant le Jamais lu depuis plusieurs années, Crête se considère un peu comme un parrain. «L’OFFTA et le Jamais lu sont pour moi les petits frères d’un théâtre de contre-culture», d’un théâtre en marge qu’il défend depuis longtemps. «Il y a quelque chose d’invitant dans le Jamais lu qui démocratise la perception parfois ampoulée qu’on peut avoir d’un texte de théâtre. Ça nous sort de la lourdeur de la production et ça nous recolle à la poésie, parce que c’est le spectateur qui doit s’imaginer comment le comédien est habillé, dans quel décor il évolue et les effets scéniques du texte qui n’est pas encore mis en scène. Ça nous rapproche du pouvoir d’imagination que le roman propose.»
Du 3 au 10 mai
Au Théâtre Aux Écuries