FTA: Thomas Ostermeier / Un ennemi du peuple : Le grand mensonge
Le grand manitou actuel du théâtre européen, Thomas Ostermeier, débarque de Berlin avec une autre de ses saisissantes actualisations d’un classique d’Ibsen, Un ennemi du peuple. Réflexion sur la démocratie chancelante et la toute-puissance des intérêts économiques.
En première mondiale à Avignon l’été dernier, Un ennemi du peuple a alimenté les discussions pendant des jours. Au bar du festival, Thomas Ostermeier n’avait pas une minute de répit. À toutes les tables, on discutait de ce spectacle qui, en racontant le combat d’un honnête homme pour assainir les eaux de la station thermale de sa ville, dénonce tout un système politique à la merci des promoteurs privés et d’une idéologie du tout-à-l’économie. Le docteur Stockmann se heurte à un maire (son propre frère) plus soucieux de tourisme que de santé publique et à des journalistes coincés dans les filets du pouvoir municipal.
Aux yeux du directeur artistique de la Schaubühne, la société qu’Ibsen dépeint en 1882 est désespérément similaire à l’Europe actuelle. «Ibsen, explique-t-il, dévoile une société qui ne valorise que la prospérité. Nous vivons aujourd’hui une époque perdue dans laquelle personne ne sait à quel grand récit se rattacher. Dans ce contexte, on valorise un système de libre marché dans lequel les humains sont en constante compétition et duquel toutes les minorités sont exclues. Rien pour construire une société en santé et chercher comment vivre ensemble.»
Les hommes de pouvoir, dans la pièce, réussissent à faire croire au peuple que les intérêts privés qu’ils défendent sont au service du bien commun. Un grand mensonge, pense Ostermeier, dont l’adaptation de la pièce s’articule autour de l’idée de la quête de Vérité. «Personne ne veut remettre en question notre modèle économique parce qu’il crée un climat de peur. Stockmann explique à ses concitoyens que la crise est inhérente à ce système-là. Sans la crainte d’une crise, il n’y aurait pas la peur de tout perdre. Et sans cette peur, on n’accepterait plus les très mauvaises conditions de travail et les salaires dérisoires.»
Et bang: au beau milieu de la pièce, les spectateurs sont invités à débattre. Outrée par l’injustice dont est victime ce cher Stockmann, la foule discute mascarade démocratique, inquiétudes écologiques, ras-le-bol capitaliste. «Partout où le spectacle est présenté, ce débat est une sorte de miracle de parole citoyenne. Notre système écrase la démocratie, il en résulte une incroyable soif de dire que nous constatons tous les soirs.»
Ostermeier frappe aussi très fort avec son esthétique urbaine cool, qui pose un regard lucide sur ses contemporains: des gens branchés qui mangent bio, mais font preuve d’un engagement social de pacotille. Baignée d’une trame sonore pop incluant des succès de Bowie et The Clash, la pièce montre en filigrane le paradoxe bobo. «À l’époque où les Stones jouaient Street Fighting Man, dit-il, il y avait une vraie révolution dans la rue. Maintenant, le discours engagé est trop souvent artificiel. Mes amis et moi, par exemple, sommes complètement adaptés au consumérisme même si, en jouant de la guitare dans nos lofts berlinois, on pense dénoncer le capitalisme.»
Du 22 au 24 mai
Au Théâtre Jean-Duceppe, dans le cadre du Festival TransAmériques