FTA / Bruce Gladwin / Ganesh Versus the Third Reich : Droit de parole
Ganesh se venge enfin des nazis dans Ganesh Versus the Third Reich, une fable éclatée dans laquelle le dieu de la sagesse part sur les traces d’Hitler. Avec ses acteurs à la mystérieuse présence scénique, vivant avec différentes déficiences intellectuelles, l’Australien Bruce Gladwin fait une première visite québécoise.
Ganesh. C’est le dieu hindou à tête d’éléphant, dont l’image colorée orne les murs de presque tous les foyers indiens: le dieu de la sagesse, de la prospérité, de l’éducation ou de la protection, selon les versions. Le dieu le plus vénéré de l’hindouisme. Or, dans l’imagination de Bruce Gladwin et de la troupe du Back to Back Theatre, Ganesh a gardé sa trompe, mais pas sa traditionnelle retenue: il est en beau fusil contre Hitler qui s’est approprié la croix gammée, ou le svastika, ce symbole ancestral, synonyme d’éternité et de «compréhension hindoue du monde». Voilà qu’il part à la recherche du führer, dans une fable d’ampleur hollywoodienne, campée dans une vaste scénographie. Jusqu’à ce que la pièce s’interrompe et que débarque le metteur en scène, qui engage une discussion avec ses acteurs. «Avons-nous le droit de nous réapproprier ces symboles? se demandent-ils. Agissons-nous de manière légitime, en tant que non-juifs, quand nous racontons les horreurs d’Auschwitz?»
En quête de véracité
«En cours de création, dit Gladwin, nous avions le sentiment que nous n’avions pas le droit, notamment parce qu’il faut être délicat avec certaines images insoutenables. Il faut que ne subsiste aucune ambiguïté et qu’on ne puisse pas penser qu’on idéalise les horreurs qui se sont produites. Mais en même temps, on cherche à les représenter de manière vraie, à atteindre une sorte d’authenticité dans la représentation. Alors ça crée un malaise.»
Authenticité. Le mot est lâché. Le concept est certes galvaudé dans le monde du théâtre, où l’on se réclame constamment, et à grands cris, de la «Vérité», mais le metteur en scène n’en démord pas. Adepte d’une méthode de création collective qui s’appuie sur d’incessants dialogues avec sa troupe d’acteurs hors-norme, il recherche les moments de flottement entre l’incarnation de personnages et la livraison naturelle de soi. Il tente de capter une sorte d’immédiateté dans la présence de ses comédiens, desquels émanent une énergie brute et intense, une sorte d’urgence dans la présence au monde.
«Chacune de mes pièces, explique-t-il, est en quelque sorte conçue à partir de la personnalité des acteurs, et le jeu ne s’éloigne jamais trop de ce qui émerge naturellement d’eux. Et ce, même si, dans ce spectacle, ils doivent composer avec un texte assez complexe, en anglais, en allemand et en sanskrit. Je préfère d’ailleurs dire d’eux qu’ils sont des comédiens perçus comme des gens vivant avec une déficience intellectuelle. Je ne crois pas du tout qu’ils soient déficients, et d’ailleurs, la plupart d’entre eux ne se considèrent pas comme tels. Le concept de déficience intellectuelle ne fait pas partie de leur cadre de référence.»
Il n’est d’ailleurs pas le seul à privilégier des acteurs de leur acabit: la qualité de présence des comédiens ayant une déficience intellectuelle est au cœur de la pratique récente de nombreux metteurs en scène tels que Pippo Delbono en Italie, Jérôme Bel en Belgique et Catherine Bourgeois à Montréal. Sans oublier le précurseur Bob Wilson, à New York. Comme certains d’entre eux, Gladwin opte dans ce spectacle pour un dévoilement à nu de son processus de création, histoire de s’interroger sur les rapports de force à l’œuvre au sein de sa troupe et de poser des questions sur les mécanismes de pouvoir.
De la violence des rapports humains
«La figure d’Hitler, insiste-t-il, nous permet une réflexion sur le pouvoir, mais on a vite ramené tout ça à nous-mêmes. L’idée vient d’une discussion avec une spectatrice belge qui a émis des doutes quant à la capacité de mes acteurs de s’engager de leur gré et avec intégrité dans des spectacles abordant des sujets aussi délicats. Elle m’accusait en quelque sorte de les exploiter et d’en faire une sorte de freak show, d’exploiter une dimension de leur personnalité sans qu’ils puissent en être totalement conscients et consentants. En tant que metteur en scène, je sais bien que je ne suis pas un exploiteur, mais j’ai eu envie de prendre cette question au sérieux et de me demander si la relation de pouvoir entre un metteur en scène et ses acteurs, particulièrement ceux atteints d’une déficience intellectuelle, était une relation éclairée de part et d’autre. C’est une question passionnante, qui peut aussi s’appliquer à toutes sortes de rapports de force dans notre société.»
À partir de cette réflexion sur les rapports de domination en société, la troupe a imaginé une progression dramatique en crescendo, toujours interrompue par des scènes entre Ganesh et Hitler, mais rapidement portée vers une exploration de l’émergence de la violence. Le metteur en scène en arrive à violenter physiquement l’un des acteurs dans une scène troublante que la critique européenne n’a pas manqué de souligner. «La scène survient après une lente progression dramatique, explique Gladwin, dans un paroxysme de tensions accumulées. Nous avons longuement discuté de cette scène en répétition. L’idée est d’explorer la naissance de la violence et la manière dont elle grandit, pour tenter de comprendre cette violence que l’humanité ne semble jamais être capable d’enrayer. Notre approche de cette vaste question passe évidemment par un certain réalisme: il nous a semblé qu’il n’y avait pas d’autre manière d’y arriver qu’en s’approchant au maximum du réel.»
Du 30 mai au 2 juin à l’Usine C
Dans le cadre du Festival TransAmériques