Deuxième moitié du FTA : Le voyeurisme exposé
Scène

Deuxième moitié du FTA : Le voyeurisme exposé

Retour sur la deuxième moitié du Festival TransAmériques, marquée par Conte d’amour, le spectacle hors-norme de Markus Öhrn.

Expérience théâtrale radicale à laquelle on n’a pas fini de réfléchir, ce Conte d’amour que j’ai d’abord vu au Festival d’Avignon l’été dernier aura eu sur les spectateurs montréalais le même puissant effet que sur les Européens complètement déstabilisés par cette pièce qui nous confronte à l’insoutenable. Ce fut le spectacle le plus dérangeant du festival, celui dont on dira encore longtemps qu’il nous a «remués» ou qu’on n’en «sort pas indemne». Des mots clichés, certes, mais qui expriment une réalité bien tangible: ce spectacle éveille en nous des questionnements que l’on préfère trop souvent refouler.

La séquestration par Josef Fritzl de sa fille et de ses enfants nés de l’inceste est brillamment présentée comme un acte d’amour démesuré. S’il se garde bien de louanger les gestes monstrueux du père de famille, Markus Öhrn s’interdit de les juger et choisit plutôt d’en faire la métaphore d’une société qui a fait de la possession son unique mantra. Selon cette vision, en parfait capitaliste, Fritzl aurait simplement poussé à l’extrême les codes d’une société consumériste dans laquelle tout se privatise et se vit dans l’exclusivité. C’est ainsi que, lors de ses visites dans la cave où reposent ses enfants, le monstre prend les traits glorieux d’un héros puissant et incarne le Sauveur ou le Messie tant attendu. Les mises en situation auxquelles participent ses enfants en jouant les prostituées thaïlandaises ou les enfants africains invitent aussi à prendre conscience du patriarcat dans lequel baigne encore un Occident qui se croit égalitaire, alors que ses mythes fondateurs sont profondément machistes et continuent d’alimenter l’imaginaire collectif.

Mais les couches de sens de ce spectacle interprété par une distribution strictement masculine, dans une grande liberté de ton et d’interprétation, dépassent de loin ces seules considérations sur le patriarcat et la société capitaliste. Filmées et projetées sur grand écran, les mises en scène orchestrées par le père prennent une nouvelle dimension par le filtre de la caméra. L’esthétique vidéo-théâtre, avec sa caméra nerveuse et son image granuleuse, impose entre le spectateur et le sujet une distance nécessaire en même temps qu’elle place le premier dans la délicate position du voyeur. Elle permet aussi une réflexion sous-jacente sur la société du spectacle, dans la mesure où les enfants s’offrent volontairement à la caméra même s’il s’agit là de révéler l’inacceptable. Le spectacle décortique ainsi l’idée que l’espace privé soit aujourd’hui survalorisé, constamment exhibé sous toutes ses facettes. S’y greffe l’interprétation, par les enfants, de chansons sentimentales pop, qui racontent l’amour impossible tout en mettant en lumière notre besoin de faire un spectacle de soi-même.

L’acteur et le spectateur outragé

Dans Ganesh Versus the Third Reich, autre spectacle fort attendu, le metteur en scène Bruce Gladwin et sa troupe hétéroclite d’acteurs vivant avec des déficiences intellectuelles interrogent les relations de pouvoir et de domination à l’œuvre dans leur propre troupe, à partir d’une réflexion sur Hitler. Un peu alambiqué, le spectacle multiplie les allers-retours entre les scènes d’une pièce à faire sur la révolte du dieu Ganesh contre le führer et les scènes de reconstitution de leurs répétitions. Or, l’enjeu de l’appropriation culturelle qu’ils cherchent à explorer en imaginant un Ganesh venu récupérer le svastika (symbole que les nazis ont détourné en croix gammée) n’est abordé que très superficiellement. Plus apte à s’interroger sur la montée de la violence dans un contexte de proximité et de cohabitation forcée, la troupe émeut notamment dans une poignante scène de brutalité physique.

Cette édition du FTA est également marquée par le travail de Christian Lapointe. Nous reviendrons plus en détail plus tard cette année sur son inspirant travail autour de L’homme atlantique et La maladie de la mort, de Duras, mais mentionnons ici l’intelligence avec laquelle il s’approprie un texte phare de Peter Handke, Outrage au public. Interrogeant avec une délicieuse ironie le rôle de consommateur passif dans lequel l’industrie culturelle positionne le spectateur, le texte est énoncé par des voix de synthèse, de manière à éliminer tout affect et toute identification, tout en utilisant la vidéo pour renvoyer le spectateur à sa propre image. Brillant.