Festival d'Avignon 2013 : Faust I + II de Nicolas Stemann : dites bonjour au nouveau pape de la mise en scène européenne
Scène

Festival d’Avignon 2013 : Faust I + II de Nicolas Stemann : dites bonjour au nouveau pape de la mise en scène européenne

Oubliez Thomas Ostermeier, Christoph Marthaler ou Jan Fabre. Leurs noms continueront de briller, mais c’est l’Allemand Nicolas Stemann qui fait tourner les têtes cet été au festival d’Avignon. Sa mise en scène marathonienne de Faust I et II, d’une durée de 8 heures 30, est un spectacle tout simplement exceptionnel, d’une intelligence foudroyante et d’une théâtralité férocement inventive.

Stemann n’était pas encore très connu à l’extérieur de l’Allemagne l’an dernier quand les festivaliers avignonnais ont découvert sa mise en scène des Contrats du commerçant, d’Elfriede Jelinek. Les 4 heures de ce théâtre follement libre, donnés dans la Cour du lycée St-Joseph, avaient réjoui les plus exigeants d’entre nous: c’était une sorte de marathon scénique qui empruntait au concert, à la vidéo, à la lecture publique et à l’improvisation, cultivant la spontanéité pour recréer le climat des fluctuations boursières et l’incertitude du monde financier, tout en donnant à la représentation des airs de fin du monde. 

Ces ingrédients gagnants sont au rendez-vous de la longue mais passionnante traversée de Faust, cette oeuvre-phare de Goethe, réputée injouable, qui devrait durer 22 heures si on la produisait dans son entièreté (or, ce spectacle du Talia Theater de Hambourg la condense en 8 petites heures). L’esthétique de Nicolas Stemann repose sur une reconfiguration du texte à la manière d’un fil continu (qu’il appelle un concert de mots), lequel circule dans les voix des acteurs sans toujours s’embarrasser de la notion de personnage, à la manière d’un matériau textuel en circulation libre. Voilà qui place ce théâtre du côté de l’onirisme, de l’élucubration, de la pensée accidentée, comme dans un long rêve éveillé ou dans une exploration bordélique de l’espace mental et de ses nombreuses circonvolutions. Une lente mais frénétique expérimentation de la pensée. Goethe voulait écrire une pièce qui englobe la vie humaine dans sa totalité, frayant autant avec la philosophie ou la sociologie qu’avec les grandes émotions. Stemann permet à cette idée utopique de se déployer dans un théâtre-marathon qui, plutôt que d’approfondir les personnages, explore la puissance des univers et des différents niveaux de réalité qui les entourent, de même que l’intensité de leur activité cérébrale. Dans Faust 1, ce procédé crée aussi l’impression que Faust, Méphistophéliès et la belle Marguerite (interprétés indistinctement par 3 acteurs) forment ensemble un trio infernal, en quelque sorte les trois identités d’une personnalité multiple, ou les trois facettes d’une humanité rongée tant par le bien que le mal et soumise aux impétuosités des sentiments. C’est brillant.

Mais ce n’est pas qu’un théâtre de mots. Loin de là. Si Faust est seul en scène avec son texte en main dans le premier acte de Faust 1, sous les traits du comédien Sebastian Rudolph, il sera vite envahi par un foisonnement scénique se déployant par étapes. Chaque fois, une même scénographie sert à un ensemble de scènes reliées par un grand thème et jouées dans une même continuité d’esprit, malgré les diverses apparitions de personnages, malgré les intrusions d’onirisme, malgré la diversité des scènes jouées. Ce qui permet de jeter divers éclairages sur la pièce et de mettre en lumière le regard lucide de Goethe sur la société industrielle ou sur la quête de pouvoir inhérente à la nature humaine (notamment quand Faust débarque en Grèce Antique pour séduire la belle Hélène de Troie et devenir l’homme le plus envié du monde).

Or, chaque fois, c’est dans une orgie d’images apocalyptiques que se concluent les épisodes: le monde tel que l’anticipait Goethe est constamment menacé par un déclin inévitable, déclin qui le constitue de manière intrinsèque. Stemann ne néglige aucune possibilité scénique pour représenter cette finitude annoncée: marionnettes, musique tonitruante, chants soprano, sensualité débordante. La scène de la nuit de Walpurgis, notamment, est l’un des plus excitants bordels scéniques qu’ils m’aient été donnés de voir.

Il serait bien étonnant que nos précaires institutions théâtrales puissent se permettre d’accueillir un tel spectacle. Me reste qu’à vous conseiller de pouvoir l’attraper lors de vos pélégrinages européens.