Festival d'Avignon 2013 : Krzysztof Warlikowski frappe encore
Scène

Festival d’Avignon 2013 : Krzysztof Warlikowski frappe encore

La plus récente création de Krysztof Warlikowski, grand prêtre du théâtre polonais, a été reçue avec un enthousiasme modéré au festival d’Avignon. Production érudite, au rythme éthéré et aux fortes images cinématographiques, le Cabaret Warsawszki est pourtant une oeuvre fascinante. 

Dyptique campé sur deux époques et deux continents, cette pièce d’une durée de près de 5 heures explore notamment la manière dont la sexualité réagit aux bouleversements sociaux ou se voit parasitée par l’agitation du monde, d’abord dans les années trente en Allemagne, en pleine montée du nazisme, puis dans une Amérique désorientée après les événements du 11 septembre 2001. Chacune des deux époques convie sa forme théâtrale: la décennie pré-guerre est jouxtée à la folie des cabarets berlinois d’après-crise et les représentations du monde contemporain s’accompagnent d’une esthétique performative, dans laquelle des corps violentés se heurtent les uns aux autres sur la musique aérienne de Radiohead (la deuxième partie est notamment marquée par une longue performance qui déroule la presque totalité de l’album Kid A et en fait résonner les thèmes et les ambiances).

Ce sont deux cabarets qui se répondent et qui forment l’arrière-plan de cette pièce où se démènent des personnages engoncés dans un rapport trouble et changeant à la sexualité, au corps, à l’altérité. Le sexe est ici la porte d’entrée d’une réflexion sur le sens de la communauté, sur les possibilités, réelles ou non, de se donner à l’autre, aux autres, dans un monde dominé par la fornication, qu’on le veuille ou non. Sans jamais grossir le trait, Warlikowski invite le spectateur à faire ses propres parallèles entre les vies écorchées des personnages et le contexte sociopolitique dans lequel ils évoluent et qui, forcément, les détermine.

Inspirés de plusieurs oeuvres romanesques et cinématographiques, le Cabaret Warsawszki est traversé de références à Jonathan Littell, Christopher Isherwood et John Maxwell Coetzee, de même qu’il propose une relecture du film Shortbus, de John Cameron Mitchel. Ces références se déploient lentement, de manière lézardée, un peu partout dans la représentation, tout en faisant l’objet d’une véritable réappropriation dans l’univers warlikowskien multiperspectiviste, avec ses caméras dissimulées partout, qui offrent des gros plans sur écran pendant que l’oeil du spectateur continue d’observer le plan large du cadre de scène. 

Adepte d’éclairages crus qui étalent sur le long plateau des jaunes perçants et des bleus foudroyants, Warlikowski est de ceux qui observent le monde sans filtre. Ainsi, dans une Allemagne dévorée par la haine grandissante du Juif, il montre le malaise vécu par une partie de la population pendant que le discours haineux se propage tout naturellement; malaise qui trouve écho dans le triangle amoureux unissant une artiste de cabaret, un Allemand et un Juif, mais aussi dans les numéros affriolants du cabaret, où la femme en quête d’émancipation n’est encore considérée que comme un objet sexuel, une race au moins aussi inférieure que le Juif tant honni. Et ainsi de suite: le personnage de Jacqueline Bonbon, danseuse vieillissante, évoque l’idée d’une femme en déclin, vivant la chute de sa sexualité de manière fort douloureuse à mesure que s’affaisse une certaine idée de l’Allemagne.

Dans les années 2000, une troupe d’artistes réunie pour assister à la performance de certains des leurs (la fameuse danse performative sur Kid A) cherchent, comme dans le film Shortbus, à soigner ensemble leurs malaises sexuels: l’impossibilité de l’orgasme, la sexualité incertaine ou violente et les ménages à trois seront interrogés de toutes les manières, sur le fauteuil du thérapeute comme dans les cubicules du peep-show. Pendant ce temps, les paroles chantées par Thom Yorke résonnent et expriment la peur, la paranoïa, les excès des nouvelles formes de nationalisme ou le néo-eugénisme que fait craindre les avancées du clonage et de la bio-génétique.

Une très grande oeuvre, dont je ne mesure évidemment pas encore toute l’ampleur et dont les multiples réseaux de signification m’échappent encore. À reméditer.