Théâtre à lire : Tout le ciel au-dessus de la terre d’Angelica Liddell
Comme une comète, l’actrice et auteure espagnole Angelica Liddell dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Pour ouvrir notre nouvelle rubrique, Théâtre à lire, nous vous offrons un extrait de sa pièce Tout le ciel au-dessus de la terre.
La 67e édition du festival d’Avignon s’est ouverte sur la parole brûlante d’Angelica Liddell, corrosive artiste espagnole découverte il y a quelques années par les directeurs artistiques du festival, Hortense Archambault et Vincent Beaudrilliers, et derechef propulsée sur la scène européenne. Sans eux, Liddell serait sans doute encore produite dans de petits théâtres madrilènes de peu de moyens et n’aurait pas connu le rayonnement exceptionnel auquel a eu droit dans toute l’Europe son oeuvre sans compromis, pétrie d’une saisissante colère.
Encore inconnue des spectateurs québécois et des Nord-Américains en général, la prise de parole acidulée de Liddell mérite pourtant que l’on y pose son regard. Son spectacle Todo el cielo sobre la tierra (Tout le ciel au-dessus de la terre) débute par un conte sombre où elle évoque les jeunes victimes d’Anders Breivik lors de la tuerie d’Uotya et il s’achève dans un long et puissant monologue sur une jeunesse confrontée à son inéluctable déclin dans un monde désenchanté où règne, de l’avis pessimiste de Liddell, une inépuisable souffrance. Cette prise de parole enflammée, qu’elle offre à sa manière toute performative (une vraie bête de scène), est notamment marquée par un regard cinglant sur la maternité et la famille, ces intouchables qu’Angelica Liddell n’hésite pas à conspuer. Elle dit tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. Et ça décape. C’est l’extrait que nous vous offrons.
La traduction française de Christilla Vasserot de laquelle cet extrait est tiré est parue plus tôt cette année aux Solitaires Intempestifs. Mal distribués au Canada, les livres de cette importante maison d’édition théâtrale sont toutefois offerts en ligne et nous vous invitons à y découvrir l’oeuvre d’Angelica Liddell, entièrement disponible dans cette maison dirigée par François Berreur.
Todo el cielo sobre la tierra a été créée au Tanzquartier de Vienne, en Autriche, dans une mise en scène de l’auteur, le 10 mai 2013, dans le cadre du Wiener Festwochen. Elle a été présentée au festival d’Avignon (où je l’ai vue) du 6 au 11 juillet.
Je ne suis pas faite pour la communauté.
Je me méfie de la communauté.
Je tombe toujours de haut quand je vois les gens devenir obtus et mauvais dès qu’ils font partie d’une communauté, d’une famille, d’un petit groupe, d’une petite maison dans la prairie, au travail, dans la vie.
Je tombe toujours de haut.
Ils deviennent méchants.
Ce doit être l’instinct grégaire, la sensation du troupeau, de la corporation, de l’appartenance, qui les pousse à devenir misérables, vils et arrogants.
L’arrogance des soi-disant humbles.
L’arrogance des soi-disant généreux.
Généreux avec un badge au revers de la veste, où l’on peut lire :
« Je suis bon par nature. »
« J’aime tout le monde. »
« Je ne travaille pas pour l’argent. »
« J’agis pour le bien d’autrui. »
« Je nettoie les chiottes par amour. »
Parfois, la bonté et l’amour me dégoûtent.
Ce sont les suppléments de dignité des mères et des bigotes.
Hypocrites.
Elles sont bonnes par nature, elles aiment tout le monde, elles ne travaillent pas pour l’argent, elles agissent pour le bien d’autrui et elles nettoient les chiottes par amour, pour avoir quelque chose à cracher quand ça tourne mal. C’est leur venin. Elles accumulent des kilos et des kilos de bonté et d’amour pour pouvoir tout recracher, pour se soulager de la responsabilité de leurs mauvaises actions, pour que les autres se sentent coupables quand elles sont incapables d’admettre leur propre culpabilité.
Les mères.
Oh, mummy, I love you, mummy, fuck you, mother !
Les mères. Une fois qu’elles ont enfanté, elles sont mères à toute heure, avec n’importe qui et n’importe où.
Je me méfie des gens qui prétendent travailler par amour et non pour l’argent.
Je me méfie.
Les gens qui ont des enfants ne sont généralement pas des gens bien. Ils mentent davantage.
Leur principe, c’est le troupeau.
Les mères sont capables de défendre des violeurs et des assassins.
Elles sont entraînées à la défense du troupeau, du groupe.
Je me méfie.
Je préfère les enfants sans enfants.
C’est ce que je préfère.
Les enfants sans enfants.
Rien n’est plus pathétique que montrer la photo de son enfant, comme s’il s’agissait d’un drapeau, comme si mettre des enfants au monde avait une quelconque valeur.
Des enfants qui n’ont d’autre choix que de supporter leurs parents malades, vieux, lents, déprimants, épuisés, tout ça pour finir complètement tarés, blessés à vie, à cause de leur enfance, à cause de leurs parents malades, vieux, lents, déprimants, épuisés.
Tout ça parce qu’un jour ils ont eu l’idée de se reproduire sans tenir compte du fait qu’ils étaient déjà malades et épuisés, vieux, lents et déprimants, et que cela marquerait pour toujours la vie de leur descendance sans qu’ils puissent rien faire pour l’éviter.
Les enfants rendent leurs parents vieux, mauvais, bêtes et déprimants.
Soit tu as des enfants, soit tu te consacres à la pensée.
Ou bien tu abandonnes tes enfants pour pouvoir penser.
Ou bien tu mets la tête dans le four à gaz et tu laisses tes enfants vivre en paix.
Pour devenir bête, rien de tel que tomber amoureux.
Comme nous.
On ne peut pas faire confiance à quelqu’un comme moi.
On ne peut pas faire confiance à quelqu’un qui passe son temps à souffrir, comme moi.
Celui qui passe son temps à souffrir désire que les autres souffrent autant que lui souffre.
C’est pour ça que tu as le visage toujours couvert de blessures, n’est-ce pas ?
La joie déçoit sérieusement le malade.
Surtout les célébrations.
Les célébrations anéantissent le malade.
Et une fois que tu as participé à la célébration, car il arrive que tu sois forcée de participer à cette maudite célébration, quand tu as perdu l’espoir de distinguer les uns des autres, quand ils sont tous devenus «bons par nature», une foule grossière et conventionnelle, quand le bruit, l’alcool et la bêtise sont devenus insupportables, quand tout le monde se tient comme il faut, comme l’exige la célébration, quand tu les as vus vieillir en buvant et en buvant et en buvant jusqu’à devenir la laideur même, encore plus hideux quand ils font comme si leur laideur n’existait pas, quand ils se comportent comme s’ils avaient 20 ans, alors qu’ils ne sont plus que des personnes vieilles, repoussantes, déprimantes, épuisées dont la laideur anéantit la jeunesse authentique, quand tu as fait le clown assez longtemps, quand tu as fait semblant assez longtemps pour survivre à cette maudite célébration, alors tu te dis:
« J’ai peut-être besoin des gens pour ne pas perdre le contact avec ce que je hais. »
Et tu trembles de dégoût.
Parce que toi aussi tu es devenue une personne vieille, repoussante et déprimante. Et tu arrives à ton hôtel épuisée, toute tremblante de dégoût, épuisée.
Et les gens cessent de t’intéresser.
Et tu ne t’intéresses plus qu’à la description des gens.
C’est comme si tu te vengeais d’avoir à les supporter.