Théâtre à lire: Tranche-cul de Jean-Philippe Baril-Guérard
Fasciné par le surgissement des pulsions chez l’homme civilisé, Jean-Philippe Baril-Guérard est l’auteur d’une œuvre crue dans laquelle des personnages se débattent avec leur propre animalité. Extrait de sa nouvelle pièce, Tranche-cul.
Après avoir beaucoup écrit sur la sexualité de ses contemporains, notamment dans les pièces Baiseries et Ménageries, il cherche à décortiquer dans Tranche-cul les mécanismes sourds de la violence verbale, en traquant la pulsion de mort à son origine. «Mes personnages, dit-il, appliquent la théorie de l’évolution d’une manière erronée. Ils font du darwinisme inversé ou, plus simplement, ils comprennent l’évolution de l’humain de manière tordue, inexacte et improbable.»
Présentée en version laboratoire en ouverture de Zone Homa le 16 juillet dernier, la pièce a eu un retentissement certain.
Dans l’extrait que nous vous proposons de lire, intitulé Guerre civile, le capitalisme sauvage est remis en question par un homme dont les arguments humanistes sauront a priori convaincre les bonnes âmes. Son plaidoyer ébranle la conception du capitalisme comme espace de liberté et tend à montrer que les ouvriers sont en vérité les prisonniers d’un système qui les oppresse dangereusement. Jusqu’à un étonnant revirement de situation.
GUERRE CIVILE
– un homme ou une femme
Voulez-vous savoir ce que vous êtes
Monsieur
Voulez-vous le savoir
Vous êtes un monstre
Qui n’avez aucun respect pour la liberté
L’égalité
Le respect de l’Homme
Je suis allé visiter vos manufactures
Monsieur
J’ai vu les conditions dans lesquelles vous placez vos travailleurs
Pas même un rat ne voudrait s’installer dans un tel trou
Vous traitez vos employés
Comme de la vermine
Vous les laissez à eux‐mêmes
Sans encadrement
Et avec un salaire famélique
Rien ne garantit
Que leur paie est suffisante
Pour manger convenablement
Ni trouver un toit acceptable
Considérations sans importance
Pour quelqu’un comme vous
Qui n’a rien à faire de la vie humaine
Me direz‐vous
Mais puisqu’il faut vous parler en termes de chiffres
N’oubliez jamais
Que ces considérations
Sont essentielles
À la fiabilité
Et la productivité
D’un travailleur
Et si votre manufacture ferme?
Que font-ils?
Ils se retrouvent sans salaire
Donc sans logis
Ni nourriture
Les hommes qui se retrouvent sans toit
Et qui n’ont rien à se mettre sous la dent
N’auront pas peur de piller
De voler
De se battre
Pour survivre
Les chiens mal nourris
Deviennent des bêtes sauvages
Vous prétendez qu’ici nos esclaves sont maltraités
Qu’ils mènent une existence misérable
Mais avez-vous seulement fait le tour d’une plantation de coton
Une seule fois?
Je vous concède
Que nos esclaves triment très dur
Que vous et moi
Ne pourrions pas tenir à moitié aussi longtemps
Dans les champs
Mais c’est justement là
Pourquoi eux travaillent dans les champs
Leur constitution y est mieux adaptée
Et la nôtre
Est mieux adaptée
À des occupations plus civilisées
Tout comme je ne placerais pas un porc
Devant une charrette
Je ne placerais pas un Nègre
Dans une cour de justice
Ni un Blanc
Dans un champ de coton
Non
Ici nous ne versons pas de salaire
Mais ici
Nous logeons nos esclaves
Dans des installations
Tout à fait adéquates
Ils n’ont pas à s’exiler dans un quartier mal famé
À une heure de marche de leur lieu de travail
Ils n’ont pas non plus
À gratter leurs sous
Pour s’alimenter Convenablement
Car chacun de leur repas est fourni
Et ici
Les esclaves achetés
Demeurent avec nous Jusqu’à leur mort
Peu importe
Les fluctuations des marchés
Et les états d’âme de leur propriétaire
Avec un maître
Un esclave nègre
S’il est obéissant
A la garantie
Qu’il aura un toit et un repas
Jusqu’à sa mort
La seule assurance que vous offrez à vos employés
C’est que vous vous débarrasserez d’eux
Dès que vous comprendrez
Que de verser un salaire à tous et chacun
N’est pas un modèle d’affaire viable
Notre engagement
Envers nos esclaves
Est beaucoup plus qu’un contrat d’interdépendance
C’est la meilleure façon
De maintenir la paix
Pour eux
Comme pour nous
Il y a une raison pour laquelle les choses fonctionnent ainsi
En Amérique
Il y a une raison
Et il ne faut pas
Se battre
Contre ça
Vous ne pouvez pas sincèrement
Me convaincre
Que laisser les gens sans sécurité
À la merci des lois du marché
C’est respecter la condition humaine
Il est dans la nature même de l’animal
De désirer un lendemain
C’est ce que nous leur offrons
Il est un ordre naturel
Dans ce monde
Et il faut
Le respecter
L’Ancien Testament l’a dit
Le Nouveau Testament aussi
L’Apôtre Paul
Lui‐même
A déjà ramené un esclave
Qui s’était enfui
À son maître
Le Christ lui‐même
Vivait dans une époque
Où l’esclavage
Était monnaie courante
N’étant que bonté
Si l’esclavage eût été un péché
Il n’aurait pas manqué
De faire comprendre à ses fidèles
Que cette pratique devait cesser
Et pourtant
A-t-elle cessé?
Non
Elle n’a pas cessé
Elle ne cessera pas
Voulez‐vous risquer de vous attirer les foudres divines
En murmurant contre la volonté du Christ lui‐même?
Je ne le veux pas
Et je suppose que vous non plus
Ne le voulez pas
Vous me parlez d’égalité
Vous voulez élever les Nègres
Au rang de personne
Selon vous
Les considérer comme inférieurs
C’est leur manquer de respect
Mais tout comme la guerre n’exclut pas la paix
La hiérarchie n’exclue pas le respect
J’ai une écurie
Remplie de bêtes
Je ne considère pas mes chevaux comme mes égaux
Mais j’ai une grande affection pour eux
Une grande affection
Je les fais nourrir
Toiletter
Ils ont un nom
Chacun d’entre eux A un nom
Et pourtant
Est-ce que je les considère égaux?
Non
Peut-être
Avez-vous du mal
À considérer les êtres
Qui vous sont inférieurs
Peut‐être que le problème
Tient dans votre propre animalité
Votre propre incivilité
Peut-être que vous êtes incapable de regarder de haut
Sans avoir un désir irrépressible
D’écraser
Vous nous accusez
D’être dégénérés
Passéistes
Cruels
Mais c’est vous
Qui n’avez aucun respect
Pour la vie Humaine ou autre
C’est vous
Qui avez besoin
D’éliminer la hiérarchie
Car elle fait surgir en vous
Des poussées de violence
Incontrôlables
Et c’est pour cette raison
Que nous croyons
Qu’il est mieux
De vous éliminer