Théâtre à lire : Un homme en faillite, de David Lescot
David Lescot est l’architecte d’un théâtre porteur des vertiges du monde actuel mais ancré dans un dialogue incessant avec l’Histoire. Extrait de sa pièce Un homme en faillite.
Detroit est en faillite. On écarquille les yeux de stupéfaction en voyant le montant de sa dette: 18,5 milliards de dollars. La ville se meurt et subit les contrecoups des déboires de l’industrie automobile sur laquelle s’appuyait jadis sa prospérité. Les mauvaises langues disent que Detroit vivait au-dessus de ses moyens depuis belle lurette.
Mais une ville peut-elle soudainement renoncer à ce qu’elle était dès lors qu’elle déclare faillite? Peut-elle se défaire si facilement de l’image de prospérité qu’elle a toujours cultivée? Y-a-t-il une possibilité de reconstruction? Ou est-elle condamnée à la disparition?
La question se pose à l’échelle d’une ville mais trouve aussi écho dans les vies brisées de milliers d’hommes avalés par une machine capitaliste à travers laquelle ils n’ont pas su manœuvrer.
Dans Un homme en faillite, pièce parue en 2007 chez Actes Sud, David Lescot raconte le combat d’un homme qui s’accroche et n’arrive pas si facilement à se délester du matériel, pas plus que des traces de lui-même qui luisent à la surface des objets dont il doit se départir.
Dramaturge français parmi les plus joués et les plus lus de l’Hexagone, Lescot s’est aussi intéressé en 2011 aux mécanismes du capitalisme contemporain dans Le système de Ponzi, qui raconte l’histoire d’une légendaire escroquerie financière. Son écriture traque les rouages et les failles du langage avec une redoutable précision. Sauf erreur, aucune de ses pièces n’a jamais été montée au Québec (hormis une mise en lecture dans le cadre de l’événement Dramaturgies en dialogue en 2010).
Nous vous offrons à lire un extrait du tout début d’Un homme en faillite.
Scène 1
La séparation
LA FEMME. Adieu.
L’HOMME. Les femmes ne vont pas à l’hôtel. Les hommes vont à l’hôtel.
(Silence.)
Il fait nuit tu vas marcher dans la rue toute seule avec tes valises avec tes sacs. Avec tout ce que tu as. Je ne vais pas t’accompagner. Je ne vais pas t’aider.
LA FEMME. Ce n’est pas grave.
Silence.
L’HOMME. Va-t’en. Tu hésites.
LA FEMME. Je peux rester encore un peu. Si tu veux. Quelque temps.
L’HOMME. Auprès de moi.
LA FEMME. Oui.
(Silence.)
Débarrasse-toi vite de l’appartement. Va ailleurs. Trouve autre chose. Plus petit.
L’HOMME. C’est déjà très petit.
Silence.
LA FEMME. Il y a plus petit.
L’HOMME. J’imagine.
Silence.
LA FEMME. On finira par te mettre dehors.
L’HOMME. On verra ça.
LA FEMME. Tu redeviens combatif.
L’HOMME. Oui tu es à peine sur le pas de la porte et j’ai déjà repris du poil de la bête.
LA FEMME. Dire que je ne serai pas là pour assister à cette renaissance.
(Silence.)
On devait faire un enfant.
L’HOMME. On n’en a pas fait.
LA FEMME. Non.
L’HOMME. Heureusement.
LA FEMME. Comme tu dis.
L’HOMME. Qu’est-ce qu’on lui aurait dit à cet enfant?
(Silence.)
Pardon mon enfant. Tes parents n’ont rien pour toi. Ils se sont reproduits comme des têtes folles. Mais ils n’ont pas les moyens de te donner quoi que ce soit. Et maintenant tes petits camarades te tiennent à l’écart parce que tu n’es pas comme eux parce que tu n’as rien de ce qu’ils ont.
Silence.
LA FEMME. C’est terminé.
Silence.
L’HOMME. Si encore ton papa était un manuel, il pourrait te fabriquer des jouets, des objets, avec trois fois rien, avec deux morceaux de bois qu’il aurait ramassés dehors, avec des matériaux de récupération, des trucs que tout le monde t’envierait. Mais malheureusement ton papa n’est pas un manuel.
LA FEMME. Ni un intellectuel d’ailleurs.
L’HOMME. Ta maman a raison. Ton papa n’est ni un intellectuel ni un manuel. Il est d’un genre inconnu. Non répertorié. Il est d’un genre nouveau mais pour lequel on n’a trouvé encore ni fonction ni utilité au sein des organisations d’aujourd’hui. Et ta maman s’épuise, elle qui est un peu plus adaptée, à combler le trou sans fond qu’il creuse jour après jour en ne faisant rien. Et il périt graduellement d’impuissance, d’inaction et de honte. Et il périclite à force de vivre aux crochets d’une femme.
Silence.
L’HOMME. Les meubles sont à toi.
LA FEMME. A nous. C’étaient nos meubles.
L’HOMME. A toi. Tu reviendras les prendre.
LA FEMME. Non je ne reviendrai pas les prendre.
L’HOMME. Ta vaisselle. Qui s’entasse déborde des placards.
LA FEMME. Je te la laisse.
L’HOMME. Les disques. Et la chaîne.
LA FEMME. Garde-les.
L’HOMME. Il y en a qui sont à toi des disques.
LA FEMME. Je ne les écouterai plus.
L’HOMME. Le lit. Le lit conjugal.
LA FEMME. Je n’emporterai pas le lit conjugal.
L’HOMME. Les livres.
LA FEMME. J’ai pris les livres que je voulais.
L’HOMME. Fais voir.
LA FEMME. Tu veux voir quels sont les livres que j’emporte.
L’HOMME. Oui.
LA FEMME. Ce sont des livres à moi.
L’HOMME. Je veux voir quand même.
LA FEMME. Je te laisse tout le reste.
L’HOMME. Oui d’accord.
LA FEMME. Mais tu veux quand même voir les livres.
L’HOMME. Oui.
LA FEMME. Mais tu ne lis pas.
L’HOMME. Mais je vais lire maintenant.
LA FEMME. Tu veux que j’ouvre ma valise.
L’HOMME. Oui s’il te plaît.
Elle couche une de ses valises sur le sol et l’ouvre. L’homme examine les livres qu’elle a rangés dedans.
LA FEMME. C’est bon?
L’HOMME. Laisse-moi un des livres.
LA FEMME. En souvenir de moi?
L’HOMME. Oui je ne sais pas en souvenir voilà.
LA FEMME. Tu ne préfères pas autre chose?
L’HOMME. Non un livre.
LA FEMME. Prends celui que tu veux.
Il cherche.
L’HOMME. Je prends ça.
Elle rit.
LA FEMME. C’est un bouquin de gare.
L’HOMME. C’est un bon livre non.
LA FEMME. J’en sais rien. Je m’en fiche. Prends un vrai livre.
L’HOMME. Non je veux celui-là.
LA FEMME. Prends-le. Qu’est-ce que ça peut me faire.
L’HOMME. Merci.
Il referme la valise.
LA FEMME. Fais attention.