Théâtre à lire : Dominion, de Sébastien Dodge
Le Canada ne s’est pas bâti en un jour. Peut-être ne s’est-il pas non plus bâti dans la vertu. En ouverture de saison de l’Espace Libre, la pièce Dominion, de Sébastien Dodge, explore la soif de conquête de John A. Macdonald et George-Étienne Cartier, dans le bruit, le sang et la fureur. Extrait.
C’est la septième pièce de Sébastien Dodge et, comme dans La genèse de la rage ou La guerre, elle prend appui sur un passé plus ou moins glorieux pour révéler les failles de l’humain et poser un regard critique sur l’époque actuelle, où se répètent et se répercutent les erreurs d’antan. Et ce, dans une forme théâtrale hautement parodique, où se croisent allègrement les niveaux de langue.
La scène que nous vous proposons de lire met en scène John A. Macdonald et George-Étienne Cartier dans de pompeux dialogues où leur ambition s’étale de tout son long. C’est le début d’une vaste épopée canadienne.
Scène de funk
Il y a une musique rythmée de funk et cuivre.
Une voix nous parle.
UNE VOIX:
C’est une époque troublée.
Ou tous sont divisés.
Au sein d’une immensité.
Encore inhabitée.
Punch.
On s’arrache les lambeaux de terre vers l’Ouest.
Maisons pillées, maisons incendiées.
Terres brûlées, hommes assassinés.
Les orangistes sont déchaînés.
Punch.
Ils portent des armes.
Déchargent leurs armes.
Font feu sur n’importe quoi.
Pour étancher leur soif de haine.
Punch.
Partout ou ils trouvent de l’indien.
Partout ou ils débusquent un métis.
Partout ou ils entendent le français.
Émeute, rixte, quasi révolution.
Punch.
Un pays veut naitre.
Sortir de cette forge violente.
Deux nations chauffées à blanc.
Quand soudain!!
Punch.
Tel des papas du peuple.
Cravates et haut de forme.
Tout droit sorti du barreau.
Deux hommes se lèvent.
Suspens de présentation.
John A. MacDonald.
Conservateur.
Graine de shérif monté.
Ivrogne et violent.
Il veut fédérer A mari usque ad mare.
Son moyen, le Canadian Pacific.
Tchou tchou, Canada, tchou tchou.
Punch.
George-Étienne Cartier.
Ancien fils de la liberté.
Ancien patriote.
Ancien exilé aux côtés de Papineau à Saratoga.
Désormais conservateur du Canada de l’est.
Et surtout, carpette de John!
Finale.
Ces deux avocats justiciers!
Prendront cette masse informe de peuple!
Et en feront!
Le plus beau pays du monde!
Je l’aime mon pays, je l’aime!
À toute vapeur!
Le train charbonnier canadian fonce vers l’Ouest sur un gros tas de cadavres chinois!
Ton histoire est une épopée des plus brillants exploits!
Oh oui, je sens que tu protégeras nos foyers et nos droits!
JOHN:
Complètement saoul.
Combien George, combien?
GEORGE:
Jesais, John!
JOHN:
Une belle perte de temps!
Des semaines complètes de perdues!
À parler, à discuter, à analyser!
Pour rien!
GEORGE:
Tu aimes parler, John!
JOHN:
C’est vrai! J’aime parler!
Je peux parler pendant des heures pis je me répète à peine!
Le Seigneur tout puissant, créateur de toute chose, m’a donné la faculté de parole alors je parle et plus fort que tout les autres!
GEORGE:
Ta voix, John, est pleine et tonitruante!
Faut t’entendre quand tu te lèves à la chambre!
JOHN:
Discourir sur ce qui se passe dans ma tête me semble être une activité formidable et tout le monde devrait m’écouter avec le plus grand intérêt parce que je parle jamais, non jamais, pour rien dire! Tout ce que je dis est de la plus haute importance depuis toujours! Je parle pour le bien de tous!
Mais ça, ils ont pas l’air de bien le comprendre!
Ils sont tellement attachés à leurs petits privilèges de coloniaux, de rente, de poste!
Hiérarchie! Hiérarchie!
Non monsieur, pas pour moi!
Je suis pas né pour recevoir des ordres mais pour être libre!
Ils veulent pas être libre!!
Ils crachent sur la liberté!
GEORGE:
John, tu sais bien que les gens des maritimes sont fiers et bornés.
Pour eux, l’océan est le seul débouché de leur vie de misère.
Ils ont l’impression de voir au loin la vieille couronne!
Tu peux pas t’attendre à de la sagesse de la part de pêcheurs.
Non, John, non, les territoires maritimes se suffisent à eux mêmes.
Ils sont tellement fiers de leurs bancs de poissons.
JOHN:
Du poisson! Du poisson!
Je te parle d’une immensité à explorer!
Je te parle de ressources à perte de vue!
Je te parle de terres riches! De fleuves profonds!
D’Indiens insoumis, d’aventures! Je te parle d’aventure!
GEORGE:
Oui John, oui.
JOHN:
De longue cavalcade à travers la prairie!
Je te parle de chasse aux Indiens sauvages!
Je te parle de liberté!
GEORGE:
Ainsi soit-il!
JOHN:
Tout un beau pays à prendre, à construire!
Il est là!
Il tend la main pour qu’on le prenne!
GEORGE:
Alors prenons-le John!
Je te crois, je te suis, je te donne ma confiance!
JOHN:
Les Américains eux autres, sont déjà en chemin!
Ils sont plus que nous autres, c’est pas juste!
Ils ont plus d’argent, plus d’armes, plus de munitions, plus d’Indiens.
Ils sont organisés, et savent résolument aller vers l’Ouest.
Je vois leurs longues colonnes de charriots à travers la prairie, prenant possession d’un continent!
Je vois leurs esprits d’entreprise, je vois les risques qu’ils prennent à bras le corp!
Je vois leurs bras armés, nombreux, faisant feu sur l’ennemi de leurs sol!
Je les vois construire une multitude de villes, je les vois réunir deux océans par un chemin de fer
moderne!
Ils communiquent à une vitesse folle grâce à un fabuleux système de télégraphe.
Il fait beau dans leur pays!
Ils ont un grand pays!
Ils sont aventuriers!
Je nous crois capable de la même chose!
Nous pouvons, nous aussi, monter sur nos chevaux et conquérir l’Ouest!
Nous aussi, on est capable de chasser les Indiens sauvages de nos terres!
Nous pouvons, nous aussi, construire des villes, oh oui!
Il s’endort.
George vérifie s’il dort vraiment en lui donnant de petits coups.
GEORGE:
Nous pouvons nous aussi… nous aussi sommes capable… nous aussi avec des chevaux… gna gna
gna…
Chanceuse nation qui regarde l’avenir comme la prochaine chose à accomplir!
Homme de volonté qui dirige le destin d’un peuple qui a des moyens!
John!
Nous autres! Nous autres!! Fiers vaincus abandonnés sur une lointaine terre de glace sauvage!
C’est sûr qu’on est pas beaucoup, c’est sûr qu’on est pas très très futés.
Maudite insignifiance!
Non George, ne regarde pas en arrière, ne ressasse pas les vieilles querelles!!
Je suis pas le chef des chefs mais je suis un petit chef.
Moi ça me va très bien d’être un petit chef.
Mais avec les autres chefs, je suis pas vraiment un chef, même pas un petit chef mais juste petit.
Mais c’est plaisant me tenir avec eux autres. J’ai l’impression de grandeur!
Je suis tout excité de frayé parmis eux!
J’ai l’impression qu’ils m’acceptent même si je pense pas vraiment qu’ils m’acceptent vraiment.
Je pense pas qu’on m’aime… quand on prend le gin au club, je suis toujours tout seul avec le foyer…
Bon j’aime ça mettre des buches dans le feu de tant en tant, mais on dirait qu’ils pensent que je suis là pour ça, apporter des buches dans le feu…
Voudraient-ils que je coupe le bois en plus!!??
Je suis sûr que oui!!
Un jour peut-être!
Non George, non, pas d’amertume.
Garde en tête le plan de John!
Avec John, on fera quelque chose de grand!
Oui, avec John, on fera naître une nation nouvelle!
Et là, ils comprendront tous les avantages de la coopération!
Nos deux genses de partout réunient construisant un pays!
Le pays va naître!
Un beau pays pour tous!
Dominion est à l’affiche de l’Espace Libre du 10 au 28 septembre 2013