Théâtre à lire : Déluge, d’Anne-Marie White
À Ottawa, le festival Zones Théâtrales met en lumière l’écriture d’Anne-Marie White en dévoilant sa nouvelle pièce, Déluge, quelques semaines avant les représentations montréalaises au Théâtre La Chapelle. Extrait de cette pièce poétique et atemporelle sur la maternité et ses zones troubles.
Originaire de la région d’Ottawa, l’auteure et metteure en scène Anne-Marie White n’est plus un phénomène local et son œuvre attise désormais la curiosité un peu partout, jusqu’à Berlin où elle a été invitée à écrire Déluge lors d’une résidence de création en lien avec la prestigieuse Schaubühne. Dans Écume, sa précédente pièce, elle explorait la désorientation d’une femme sur fond de métaphores marines, avec tout ce qu’elles contiennent de violence et d’intempestivité. Une écriture riche en images, néanmoins traversée de dialogues réalistes et minimalistes, comme à cheval sur deux mondes. Si Déluge est marqué par une prose plus fluide, parce que moins fracturée par les dialogues, on y retrouve la même poésie, la même insistance à explorer, dans un mouvement doucement aquatique, la mémoire affective et l’imaginaire accidenté d’une femme à la croisée des chemins.
Lorsqu’elle est invitée à s’occuper pour 24 heures d’un enfant de son voisinage, Solange plonge dans une introspection sur le sens de la maternité et sur ses propres désirs de reproduction. Loin de vivre une potentielle maternité comme une évidence, malgré de puissants désirs de procréation, elle questionne, comme le précise l’auteure, «la possibilité de mettre au monde un enfant dans une société sans dieu».
L’extrait que nous vous proposons de lire exprime éloquemment cette grande question en puisant notamment dans les souvenirs d’enfance de Solange.
2. Je suis d’une efficacité redoutable au lit
SOLANGE
Les rochers sont immuables,
comme l’enfance.
Je regarde vers le large et je me sens à l’étroit.
Une odeur de brindilles brûlées.
Les feux de mon enfance au bord de la plage.
LE PÈRE
Tu vois le feu,
comme c’est fort, c’est beau, c’est puissant ?
Comment peux-tu expliquer ça sans la présence de quelque chose de plus grand que nous ?
LA MÈRE
Inexplicable.
Ton père a raison.
LE PÈRE
Absolument inexplicable de façon scientifique.
Tout comme les oiseaux,
le ciel bleu,
les montagnes,
l’océan.
LA MÈRE
Il n’y a que Dieu.
Il a raison ton père.
C’est la seule explication possible.
SOLANGE
J’ai peur qu’ils se rendent compte que depuis tout récemment,
je doute de l’existence de Dieu.
Je tente de le camoufler en souriant,
en hochant la tête,
en travaillant très fort pour visualiser Dieu dans les flammes.
LE PÈRE
Dieu nous a mis sur terre pour une seule raison.
LA MÈRE
Une seule.
LE PÈRE
Une seule et unique et ultime raison.
Nous reproduire.
LA MÈRE
Nous reproduire.
SOLANGE
Je fais aussitôt le lien entre Dieu et le sexe.
J’ai globalement de la facilité dans les exercices qui nécessitent un raisonnement
déductif.
LE PÈRE
Et c’est notre devoir de le faire.
LA MÈRE
Ton père a absolument raison.
C’est notre devoir de nous reproduire.
LE PÈRE
À moins de…
LA MÈRE
À moins que tu…
LE PÈRE
À moins de consacrer ta vie à Dieu.
LA MÈRE
Ah, oui ! Tu peux toujours consacrer ta vie à Dieu.
LE PÈRE
C’est un choix.
LA MÈRE
On t’empêchera jamais de devenir religieuse.
LE PÈRE
Non, jamais.
On aurait pas le droit de toute façon.
LA MÈRE
Ça serait pas permis de t’en empêcher,
comme dit ton père.
LE PÈRE
Il faudrait alors l’accepter.
LA MÈRE
Sans rien dire.
LE PÈRE
Sans juger.
LA MÈRE
Mais…
LE PÈRE
Mais…
On détesterait pas…
LA MÈRE
Avoir des petits-enfants.
LE PÈRE
Des petits-enfants.
LA MÈRE
C’est ça, oui,
des petits-enfants.
SOLANGE
Mon père nous laisse seules,
ma mère et moi,
avec un livre d’illustrations.
Maman m’explique l’anatomie de l’homme et de la femme et leurs fonctions, et je tente de tout retenir.
Bien munie de ces connaissances,
et afin que papa ne doute pas de ma foi,
j’entreprends rapidement de répondre à mes devoirs d’être humain.
L’AMIE D’ENFANCE
Solange, tout est une question de look, d’attitude et de disponibilité.
Un : look.
Deux : attitude.
Trois : disponibilité.
Jusque-là, ça va ?
SOLANGE
À treize ans, Carole avait pratiqué la reproduction avec la moitié de la classe.
J’écoutais ses conseils attentivement.
L’AMIE D’ENFANCE
C’est pas très compliqué, Solange.
Au niveau du look,
faut que t’arrêtes de t’habiller comme ta mère.
T’es une belle fille, t’es ben faite, y’a pas de raisons que les garçons s’intéressent pas à
toi.
Slim cut sur les jeans,
V-neck à la poubelle,
un petit coup de spray net.
SOLANGE
Slim cut, V-neck, spray net.
Je note.
L’AMIE D’ENFANCE
Après ça,
faut que t’arrêtes de te promener comme un rat de laboratoire sur qui on va faire des
expériences désagréables.
SOLANGE
Un rat de laboratoire ?
L’AMIE D’ENFANCE
Les murs, Solange.
SOLANGE
Les murs ?
L’AMIE D’ENFANCE
Les longer, tout le temps, pas une bonne idée.
SOLANGE
Les contourner, oui.
Je note.
L’AMIE D’ENFANCE
Question disponibilité, faut juste se pointer au bon endroit au bon moment. Mais pour ça, je vais te dessiner une carte, t’auras juste à suivre les pointillés.
T’as du potentiel, Solange.
Faut juste que tu te déniaises un peu.
Tu vas voir, tu vas y prendre goût, tu pourras plus t’en passer.
SOLANGE
Ce soir-là, Carole m’a enseigné quelques rudiments du french kiss.
L’AMIE D’ENFANCE
Avec la langue, Solange !
Mais à quoi tu penses qu’elle sert,
sinon, ta langue !
SOLANGE
Nous avons pratiqué toute la nuit.
Suite à cette leçon intensive,
il ne m’a fallu que deux ou trois jours pour me retrouver dans le petit buisson derrière chez nous,
déculottée.
Ce n’était pas particulièrement agréable.
Il sent le vieux cendrier.
Sa peau est molle, ses os durs.
Je ferme les yeux et je pense à quelque chose que j’aime plus que tout au monde :
une leçon de grammaire.
J’ai à peine le temps de conjuguer deux verbes.
Le vieux salaud
Tu dis quelque chose à tes parents,
je te coupe les cheveux.
SOLANGE
Ce qu’il ne savait pas,
c’est que mes parents auraient été fiers de nous voir procréer.
J’ai attendu longtemps que mon ventre grossisse, en vain.
J’ai eu beau poursuivre assidûment la pratique du buisson,
je ne suis pas arrivée à me reproduire.
Mais une chose est certaine.
C’est que je suis d’une efficacité redoutable au lit.
Déluge est à l’affiche du festival Zones Théâtrales, à Ottawa, les 12 et 13 septembre
Puis au Théâtre La Chapelle, à Montréal, du 8 au 19 octobre
Le livre Déluge sera bientôt disponible aux éditions Prise de parole