Plomb : Étapes et passages
Scène

Plomb : Étapes et passages

Elle est, depuis ses débuts, considérée comme un visage incontournable de la jeune danse montréalaise. Virginie Brunelle peut maintenant quitter dignement le carré de sable des jeunes chorégraphes: Plomb est son œuvre la plus mature et sa danse y est plus imagée et plus belle que jamais.

Avec son romantisme habituel (hérité de Dave St-Pierre), et avec une certaine brutalité, elle a exploré de long en large le couple et la rupture amoureuse dans Foutrement et Le complexe des genres. Encore plus théâtrale que ses précédentes pièces, Plomb est aussi celle qui lui permet d’explorer des avenues plus larges, de laisser un peu de côté les duos (il y en a toujours, mais moins) pour se consacrer à de très poétiques scènes de groupe où la grande thématique de l’amour subsiste, mais se complexifie. La quête de l’autre, dans des mouvements intempestifs d’ouverture et de fermeture, est au cœur de sa danse, mais elle est mise en scène à travers des images poétiques qui évoquent des rites et des passages divers: la naissance, les rites de séduction ou de conversation, la maladie, le deuil. Pères, frères, amoureuses et amies sont au nombre des personnages esquissés, pour ériger un touchant tableau des étapes de la vie sociale et sentimentale, dans la douleur comme dans la joie.

Elle a le sens de l’image, disais-je. On le constate dès la première scène, alors qu’une tête émerge des flancs de deux danseurs, sous un éclairage en demi-teintes qui découpe magnifiquement les silhouettes: un accouchement permettant à l’homme et la femme de communier dans un geste constructeur, d’une grande beauté. La mise au monde se produit à travers les yeux ahuris et extatiques du grand enfant sorti de la croupe de ses parents (Francis La Haye), nu et agité, surpris d’être sorti de son cocon. C’est le début d’une aventure humaine faite de découvertes, de rencontres et de ruptures. Brunelle raconte cette histoire par petites touches impressionnistes, au moyen d’une narrativité minimaliste, à la fois évocatrice et mystérieuse.

La puissance masculine, à travers les corps des danseurs Simon-Xavier Lefebvre, Luc Bouchard-Boissoinault, Nicolas Patry et Francis La Haye, fusionne à une fermeté toute féminine chez les danseuses Karina Champoux, Sophie Corriveau, Claudine Hébert et Isabelle Arcand, dans une danse souvent athlétique, qui passe allègrement de la plasticité (ou de la rigidité) à l’effondrement intempestif, pour signifier les contrastes contenus dans chaque sentiment humain. L’amour se transforme en violence, dans un crescendo imparable. Les duos tendres évoluent vers leurs contraires, de mouvements gracieux jusqu’à des plaquages sportifs. La séparation, les ruptures et la douleur y sont représentées, mais aussi les processus de séduction et la manière dont ils sont encouragés ou découragés par la société. Ily a quelque chose de sociologique dans le travail de Brunelle, bien que cela se déploie discrètement.

Lorsqu’elle aborde la paternité, Brunelle traque aussi le rituel de la conversation et expose la banalité du verbiage ambiant. Se mélange, dans un flux de mots sortis de la bouche du père, des considérations sur la rénovation, sur les habitudes de vie, sur la consommation d’objets domestiques, avec force gesticulations. Voilà qui met pertinemment en lumière les mécanismes de la parole, à travers une énonciation hachurée de laquelle émerge un amas de préoccupations futiles qui font ombrage aux réels sentiments unissant un père et sa fille. Une relation comme bien d’autres, contaminée par des préoccupations secondaires.

Dans une magnifique scène, très bauschienne, Brunelle explore un corps rongé par la maladie, désarticulé, incontrôlé, menacé d’extinction, pendant que le monde continue de tourner et que tout à côté des couples et des hommes s’activent dans la tourmente. Poétique, je disais.

 

À l’Agora de la danse jusqu’au 21 septembre