Théâtre à lire : La preuve ontologique de mon existence, de Joyce Carol Oates
Scène

Théâtre à lire : La preuve ontologique de mon existence, de Joyce Carol Oates

Le théâtre de Joyce Carol Oates, à l’image de ses romans, expose des personnages troublés dans des univers hors-norme et propose en filigrane un regard sans compromis sur l’Amérique. Extrait de la pièce La preuve ontologique de mon existence.

L’écrivaine américaine Joyce Carol Oates, souvent qualifiée de reine du gothique, est connue pour explorer des univers sordides, mettant en scène des personnages au bord du gouffre, lesquels seront exposés crûment à leurs failles, dans une construction narrative vertigineuse qui fonctionne par allers-retours entre le passé et le présent. Elle est certainement l’une des plus grandes écrivaines de langue anglaise au monde. Ce n’est pas la première fois que le Théâtre Prospero et le groupe de La Veillée s’intéressent à son œuvre (on y a vu L’éclipse, en 2012, avec Andrée Lachapelle et Ansie St-Martin), mais rares sont tout de même les occasions de déguster son écriture sur scène (elle a écrit bien davantage de romans et de recueils de nouvelles).

Dans une traduction de Téo Spychalski, nous vous offrons un extrait de La preuve ontologique de mon existence, présentement à l’affiche du Théâtre Prospero. On y rencontre Shelley, personnage qui est également au cœur du roman Wonderland et de la nouvelle How I Contemplated the World from the Detroit House of Correction and Began My Life Over Again. Désorientée, Shelley semble ne pouvoir exister que dans le regard cruel de l’homme et dans une certaine violence physique – les personnages masculins, chez Joyce Carol Oates, sont presque toujours terrorisants. À travers son histoire se déploie aussi, et peut-être surtout, un portrait désenchanté d’une Amérique qui réduit les humains au statut d’objets marchandisables.

La preuve ontologique de mon existence est à voir au Théâtre Prospero, dans une mise en scène de Carmen Jolin, jusqu’au 11 octobre

 

Scène de la première entrée de Peter

 

Shelley va à la fenêtre; Peter apparaît dans la porte et entre silencieusement. Il a entre 24 et 40 ans. Ses vêtements sont fantaisistes, élégants et dispendieux. Le foulard, les souliers blancs.

 

SHELLEY : (devant ou vers la fenêtre)

J’aimerais que vous puissiez voir ici par la fenêtre ! Les rues convergent, des foules de gens… Vous entendez le trafic ? C’est comme le centre du monde où tous les vents se croisent. (doucement) De l’autre côté de la rue il y a un bâtiment exactement comme celui-ci. C’est peut-être son reflet ? Dans une des fenêtres en face je vois Shelley aussi en reflet elle regarde dehors. La plupart des fenêtres sont placardées… ce bâtiment est condamné aussi, comme celui-ci… un autre Peter en est le propriétaire… ou peut-être c’est à mon Peter, mon amant ? (elle donne un signe de la main, hésitante.) Oh, mais elle ne répond pas ! Le visage, juste son visage… très pale… de grands yeux… les yeux si creux, profondément …Elle n’est pas aussi jolie que moi. Il ne l’aimerait pas, elle.

 

PETER

(tendrement, avec indulgence) La toute première nuit où je l’ai emmenée ici, elle se comportait exactement comme ça! toujours en train de poser, de jouer, de minauder, comme devant un auditoire… comme devant un public très intéressé et compatissant; comme les filles le font toujours … c’est tellement américain… tellement charmant, … maudit, comme c’est charmant ! … Les/Filles sont – eh bien – toujours charmantes ! Tu peux les secouer jusqu’à ce que leurs yeux virent à l’envers dans leurs crânes, tu peux les serrer jusqu’à ce que leurs côtes craquent, tu peux casser leurs magnifiques dents avant … mais elles posent toujours, inquiètes et pleines d’espoir. Douces petites créatures : leurs aisselles bien rasées, – pas un poil, innocentes – un signe de grande vertu. N’est-ce pas? Mignonnes comme les cheerleaders. (une appartée soudaine, l’idée lui vient, il découvre cette idée) En fait, beaucoup d’entre elles auparavant étaient des cheerleaders – plusieurs parmi mes nombreuses acquisitions. Shelley aussi. C’est Shelley son nom ? Shelley. Oui. Ma Shelley. Regardez-la : après quarante-cinq jours ici, elle est prête à exploser de joie, sauter en air, étirer son petit corps bien fait, et mener notre équipe à la victoire et ainsi de suite. (Peter parlait avec enthousiasme, comme un vendeur faisant la promotion de sa marchandise)

 

SHELLEY :

Ma première nuit ici j’ai couru à la fenêtre, poussé sur la vitre… Est-ce que j’ai voulu sauter ? Cinq étages jusqu’au trottoir. Ou peut-être j’ai voulu lui faire peur à lui ? (en s’esclaffant) à mon nouvel amoureux? Je me demande de quoi j’avais l’air. Mes cheveux étaient longs, ma peu éclatante/ lumineuse /, je sais que j’étais belle. Toutes les filles de mon âge sont belles… plus ou moins. Rien à faire, c’est ça. Je me souviens d’avoir foncé sur la fenêtre… ici, debout… mes cheveux longs… les gens dehors dans la rue… samedi tard dans l’après midi, beaucoup de gens… l’odeur de nourriture d’en bas … J’ai voulu ouvrir la fenêtre pour que les gens me voient ici en haut. J’ai voulu crier : «Regardez, c’est moi, c’est Shelley, je suis venue pour vivre ici avec vous, je serai l’une de vous. Je suis en amour !» Peter V. m’a approchée par en arrière et m’a serrée dans ses bras. Oh, il m’a aimé alors, il m’a aimée pendant une semaine ou plus… il m’a dit qu’il a jamais aimé quelqu’un aussi longtemps…

 

PETER

Une fille de seize ou dix-sept, c’est irrésistible, comme celle-là – c’est vraiment irrésistible. Même si on a dû s’absenter trois jours pour affaires, … comme moi : trois jours d’affilés, dormir seulement quelques heures, ramasser les dus, régler les payements, répondre aux appels téléphoniques, gérer les arrivées et les départs des taxis, les entrées et les sorties des bâtiments … quelle vie ! je connais trop de gens, trop de filles comme celle-là. Et toujours, pourtant, n’est-elle pas irrésistible ? /est-ce quelle n’est pas irrésistible? regardez ses cheveux sains et luisants, regardez son corps en santé, le coeur de l’Amérique bat derrière ses côtes, je vous le jure. Ses jambes sont perlées, longues, et magnifiques. Elle ne dégage qu’un parfum de poudre de talc et de corn flakes – et c’est tout, je vous le garantis ! Sur son sein, un tatouage, une insigne des Filles Scouts. Je vous promets tout ça et plus encore !

 

SHELLEY

Il m’a semblé que j’ai crié aux gens en bas pour qu’ils me voient et qu’ils m’envient. Après tout c’est moi que Peter avait choisie ! Mais maintenant je pense que j’appelais au secours. Il avait déjà barré la porte et je ne pouvais pas sortir. D’abord il a barré la porte et puis il m’a écrasée sur plancher – pas sur le matelas – à ce moment il n’y en avait pas encore. En me faisant l’amour il continuait de cogner ma tête contre le plancher. Il m’a persuadée que je n’existais pas. Mon corps s’est brisé en morceaux entre ses mains. Tout en différents morceaux.

 

PETER

(avec enthousiasme) Est-ce qu’elle est en train d’essayer de briser la fenêtre ? pour sauter ? Oh non, pas question de le lui permettre, pas encore. Regardez quelle énergie, quel esprit ! Ces muscles ! Quelle fille magnifique, eh? Combien vaut-elle d’après vous ? / Elle a tenu très bien jusqu’ici, et c’est certainement grâce aux excellentes conditions de vie, aux très bons soins dentaires, et aux céréales enrichies et … aux bottines ornées de fourrure ! … elle a grandi dans une excellente banlieue d’une des grandes villes américaines. De grands soins lui ont été prodigués, des siècles de soins, c’est une vraie beauté du centre ouest américain. Regardez comme elle charme, comme elle minaude, comme elle pose pour nous, tout ça c’est de la pure exubérance!

 

Shelley est debout immobile, elle regarde vers en bas la rue

 

SHELLEY

(se retourne, aveuglément, sans voir Peter) Il a brisé mon corps en morceaux. Je suis comme les pièces d’un puzzle. Juste ici, sur le plancher… à cette place… Mais il ne reste plus de traces. Plus de sang. Les gens se font écraser sur le plancher et se vident de leur sang jusqu’à la mort et il ne reste aucune trace de ce qu’ils ont subi, aucune évidence, aucune preuve de leur existence… Le monde est peuplé de gens invisibles qui ne peuvent pas prouver qu’ils existent. (Légèrement et avec lyrisme). En tout cas il m’a aimée. Et peut-être il m’aimera encore ! Peter, tu m’as aimée !

 

Elle court vers Peter les bras ouverts, mais toujours ne le voit pas. Peter s’esquive, comme le danseur. Un geste pour le public, une grimace, comme pour exhiber la fille, sa propriété

 

SHELLEY

J’ai monté en autobus puis j’ai descendu l’autobus, et me voilà dehors, à quelques mètres juste à coté d’ici, un samedi après-midi. Quelle foule! Tous ces gens tellement joyeux. Je sentais la nourriture – hotdogs, moutarde, pizza – j’ai couru sur le trottoir, les volants de mon manteau ouverts au vent, ma jupe très courte et mes jambes très belles dans mes bas bleu clair, elles semblaient courir à travers des éclats d’eau – Et tu m’as approchée Peter par en arrière, et tu m’as enlacée dans tes bras.

 

PETER

J’étais là, debout sur le trottoir et je t’ai vu courir vers moi. Quelle magnifique fille ! Si je plissais légèrement les yeux tu te transformais en une horde de jolies filles ! Un troupeau, et toutes tellement mignonnes! Tes cheveux étaient longs à ce moment-là, dans le style de ta banlieue, brun cendré, bien coiffés, très en santé. Ton manteau jaune, ouvert, flottait autour de toi et on découvrait ton beau petit corps, et tes petites jambes vives en bas bleus. Et moi, j’étais là, comme un phare, allumé, là, debout, au milieu de la foule, et tu m’as vu.

 

SHELLEY

Tu m’as prise par le bras…

 

PETER

(il précise) Tu as agrippé mon bras…

 

SHELLEY

Mes doigts se sont refermés tout seuls sur ton bras/ … Je me suis agrippée à toi, j’étais en train de tomber… je ne savais pas où j’étais… J’ai saisi ton bras et il me semblait que tout penchait vers toi. Le trottoir s’inclinait vers toi, la force de gravité s’était enclenchée. (Elle pose joliment). Juste descendue de l’autobus – et tu étais là ! tu étais ça, ce qui m’avait été promis. J’avais rêvé à toi, ou à quelqu’un comme toi. Deux fois déjà j’ai fugué de la maison, mais jamais je ne t’ai trouvé. Jamais. Juste des gardiennes de police, des femmes aux peaux rugueuses, vieillies, puant la cigarette, aigries et méchantes d’avoir prodigué des bonnes actions durant de longues années… / durant trop longtemps

 

PETER

Qu’est-ce que je portais ?

 

SHELLEY

Du blanc – avec des rayures vertes – cravate verte – chapeau de paille – lunettes de soleil – souliers blancs – Tu étais si beau ! Tes dents blanches, tes cheveux bouclés – comme des sciures de bois rigides et frisées / qui s’enroulaient autour de ton chapeau. Ma main t’approchait toute seule et mes doigts se sont resserrés sur ton bras, se sont agrippés à ta main

 

PETER

Et j’ai vu tout de suite : tu faisais5 pieds4 pouces, tu pesais115 livres, t’avais l’air d’avoir 16 ans, tu étais partie en congé et tu étais en besoin de trouver quelqu’un pour te protéger. Tes yeux déjà là / ou Déjà là tes yeux / étaient nébuleux – quels beaux yeux ! – des cercles fins radiaient de ton iris, tu avais l’air tellement aveuglée – tellement confiante, tellement amoureuse. Tu voulais que je t’explique que tu n’existais pas, que ça n’était pas de ta faute, que tu n’en étais pas coupable, et que personne n’allait te punir. Alors je t’ai emmenée à la maison.

 

SHELEY

(autre ton) Tu continuais à cogner ma tête contre le plancher. C’était la première fois pour moi. Tu m’écoutais pas. J’ai dû faire tous ces kilomètres en autobus pour m’éloigner de la maison, pour trouver quelqu’un à aimer, c’était ma première fois, mais tu m’as pas écoutée. Oh, – et tout est entré en moi! Ça s’est infiltré en dedans de moi ! Le pavé dehors – la foule – le trafic – les bâtiments – les fenêtres – les portes – les toits – Tout entrait dans mon corps et m’inondait. Tu étais comme un phare – un signal envoyé par un phare ! La lumière ! Faisceaux de lumière ! Mon corps a éclaté. Il a coulé en dedans de cette ville. Il s’est brisé en morceaux. (Elle palpe son corps /se palpe/, comme dans haze, demi-consciante /comme absente/se regarde en bas d’elle, son corps). Il y a un corps ici. Je le sais. Je suis en train de penser, de parler, à partir de ce crâne qui se trouve au sommet de ce corps, couvert de chair, un crâne vivant, cet os invisible pour les yeux. Je le sais. Mais il n’y a pas de connexion entre moi-même et ce corps. Je pourrais continuer à parler et ma voix pourrait flotter dehors, vers les nuages… Mes dimensions sont celles d’un ange… J’ai la dimension d’un ange, la dimension d’un ongle…Je pourrais être née dans le ciel, sur un morceau de suie, sur un morceau de papier carbonisé flottant dans l’air. (soudainement effrayée) Peter arrive ! Je l’entends qui arrive !

 

Shelley se jette sur le matelas. Peter se retire un peu et revient à nouveau en grattant la porte. Il clappe ses mains. Le ton plus fort, plus en verve, avec une légère réprimande.