Dominion, de Sébastien Dodge : Un aller-simple pour la Nouvelle-France
Scène

Dominion, de Sébastien Dodge : Un aller-simple pour la Nouvelle-France

Les Britanniques ont failli anéantir le peuple francophone sur nos terres au XIXe siècle. Mais c’est aussi le rouleau compresseur du capitalisme qui nous a alors broyés, comme semble vouloir le mettre en lumière Sébastien Dodge dans sa nouvelle pièce Dominion, où il donne aussi une chance de réhabilitation au peuple amérindien. Du théâtre historique sous forme western et bédéesque.

C’est une pièce qui, en s’appuyant sur l’histoire, se permet de la réinventer et de nous inviter à réfléchir au présent. Une posture assez classique en dramaturgie, depuis l’époque romantique. Mais dans le théâtre québécois, on n’a pas beaucoup vu de théâtre de ce genre, du moins au sujet de notre propre histoire, depuis la fin des années 70. Alexis Martin et sa bande du Nouveau Théâtre Expérimental s’adonnent à un exercice du même genre ces années-ci avec leur trilogie sur la Nouvelle-France, puisant dans des sources documentaires mais les approchant avec un goût pour la fiction et l’ironie, bref en faisant un travail d’imaginaire, en sondant l’imaginaire collectif pour lui donner de nouvelles incarnations. Voilà que Sébastien Dodge les rejoint, avec sa touche particulière: un théâtre ample et exubérant, qui s’amuse avec les codes de la BD, ou du moins qui joue avec une certaine plasticité de l’acteur, pour rappeler les personnages illustrés ou évoquer des gravures d’une époque révolue, lesquelles soudain se réaniment.

C’est ainsi qu’apparaissent John A. Macdonald (Félix Beaulieu-Duchesneau) et Georges-Etienne Cartier (Mathieu Gosselin), dignes et fiers comme des statues de bronze, qui caressent le grand projet d’un chemin de fer unissant les deux peuples fondateurs. Or, il y aura corruption, trahison, et le pauvre Cartier finira par s’attaque à son propre peuple. Catastrophe. Les paysans, impuissants, ne peuvent qu’obtempérer. Jusqu’à ce que l’un d’eux, un coureur des bois interprété par Patrice Dubois, décide de prendre les armes, enfilant au passage un costume d’Amérindien, avec qui il partage son statut d’assimilé, pour orchestrer une double vengeance.

Mais la vraie pensée originale dans cette pièce est celle qui articule une réflexion sur les tentacules du capitalisme, qui nous réfrènent depuis plus longtemps qu’on pense. La pièce donne à voir à quel point, à partir de la Conquête, notre nation s’est édifiée non pas sur des valeurs de démocratie et de patriotisme, mais à partir de politiques néolibérales déjà aussi fortes que celles qui font la loi dans la société postmoderne. Si le discours du francophone lésé par des bourgeois anglophones n’est pas nouveau, le texte exprime l’indignation du paysan (et surtout de la paysanne incarnée par Myriam Fournier) par le biais d’une critique du capitalisme qui ressemble à celle d’aujourd’hui, avec des mots actuels. Ce qui met en lumière les similitudes entre l’asservissement d’hier, par les Anglais, et celui d’aujourd’hui, par les lois du marché. Le chemin de fer, grande entreprise commerciale, dont les intérêts sont corporatistes avant d’être humanistes, en est évidemment une parfaite métaphore. Est également exploré, dans les truculents dialogues entre MacDonald et Cartier, le rapport trouble du Canada avec son américanité, à travers un incessant complexe d’infériorité.

Le jeu repose sur une gestuelle précise, constituée d’une série de gestes simples, constamment répétés, dans un rythme très régulier, dans une perspective de jeu ample et caricatural, mais également très alerte, sur la corde raide. Comme si les images anciennes, figées dans quelques poses, conservaient une part de leur fixité tout en reprenant vie: une manière de signifier l’importance du devoir de mémoire. Les visages figés, souriants, évoquent aussi les statues de cire et sont porteurs d’une représentation folklorique du Canada français, cette nation en péril.

Si les rôles des francos et des anglos sont un peu trop archétypaux, de manière parfois plus réductrice que satirique, on pardonne vite ce petit écueil. Car voilà un travail intelligent, dont le sujet n’est pas très sexy et qui ne soulèvera pas les passions, mais dont l’intelligence est indéniable.