Deux : Apprivoiser le vertige identitaire
Il est possible de s’épanouir dans une certaine confusion identitaire, pensait le comédien irano-français-canadien-québécois Mani Soleymanlou dans son spectacle Un, vu l’an dernier. Voilà qu’en compagnie d’Emmanuel Schwartz, il déconstruit cette pensée et se retrouve à nouveau écartelé, dans un spectacle foisonnant intitulé Deux.
Ils sont tout de noir vêtus. Ils portent la barbe. À vrai dire, Schwartz essaie de ressembler à Soleymanlou. Pendant la première partie du spectacle, il va en effet rejouer la partition de Un et accepter d’être interrompu par son ami, insatisfait de ce que racontait ce spectacle solo autobiographique sur ses origines et sur son sentiment de confusion identitaire.
Car la quête de soi ne s’arrête jamais et Mani Soleymanlou ne croit plus du tout qu’il est bon de vivre dans un perpétuel état de recherche. Il a aimé avoir le cul entre deux chaises pendant un court moment. Il ne peut désormais plus le supporter. «Merci d’être là», dit-il en début de spectacle à celui qui a accepté de l’aider à voir clair. Le comparse Schwartz, né de père anglophone et de mère francophone, ne sait pas encore dans quoi il s’est embarqué.
Le spectacle, foisonnant, drôle, rempli de questions sans réponses mais aussi de réflexions brillantes sur l’intolérance ordinaire et sur les écueils de la rencontre avec l’autre, sera traversé de cette complicité entre les deux comédiens. Parfois reconstitution commentée du précédent spectacle, parfois dialogues spontanés ou remises en questions métathéâtrales de l’action en cours, parfois clins d’œil ludiques aux cultures arabes et américaines (par l’entremise de chorégraphies grotesques sur des airs iraniens ou sur des chansons de Michael Jackson), la pièce est éclatée, autoréférentielle et intertextuelle, ainsi que parsemée d’ironie. Une vraie belle affaire postmoderne pour aborder un sujet qui l’est tout autant: le manque de prise sur soi, sur sa société et sur le vaste monde pourtant de plus en plus accessible. La représentation s’articule aussi selon un principe de répétition et de retours en arrière: une manière de marquer l’incertitude, la confusion, les errances de la recherche identitaire.
La première partie du spectacle revient sur le récit que Soleymanlou faisait de son enfance iranienne dans Un, à partir duquel on l’a tour à tour accusé de ressasser des clichés, d’être opportuniste, même de surfer sur le fait que «l’Iran est à la mode en ce moment». À la confusion de Soleymanlou en territoire québécois s’ajoute celle vécue à l’étranger ou dans le Canada anglais, lors des représentations de la pièce en France au théâtre national de Chaillot ou au Summerworks festival de Toronto. «Why do you say that you’re not Canadian?», lui demande-t-on, irrité par son incapacité à prendre position dans le débat constitutionnel canadien.
Il ne faudrait pas non plus poser la question à Emmanuel Schwartz, qui a passé son enfance à naviguer entre le français et l’anglais et qui serait bien embêté de choisir son appartenance à une identité ou une autre. Tous deux, malgré des origines bien différentes, vivent le même embrouillement.
Reste que Schwartz, quand vient son tour, échoue à nommer quoi que ce soit et n’arrive qu’à exprimer une incapacité. Presqu’en colère de devoir se définir, il cherche quoi dire et n’arrive qu’à constater son manque d’intérêt pour les réflexions sur son inscription dans sa société. En est-il le seul responsable? Il y a peut-être là de quoi réfléchir à l’absence de cadre de réflexion autour de ces questions dans le système d’éducation, qui, on le sait, n’insiste pas assez sur les cours d’histoire et sur l’éducation civique. Mais j’extrapole…
En ces temps de débat sur la «Charte des valeurs», le spectacle de Mani Soleymanlou est profondément d’actualité et n’échappe pas à des méditations sur cet enjeu litigieux. L’intolérance ordinaire du Québécois moyen est évoquée, mais pas davantage conspuée que celle de l’Occidental moyen (notamment par l’entremise de quelques scènes se déroulant en France). En abordant son propre rapport à l’islam, le comédien va plus loin que dans le premier spectacle, notamment lorsqu’il révèle que des Iraniens ont voulu l’empêcher de parler du Coran.
Avec beaucoup d’humilité mais aussi avec une admirable curiosité, Deux propose une aventure identitaire aussi ludique que signifiante.
Deux est présenté au Théâtre La Chapelle jusqu’au 5 octobre