La preuve ontologique de mon existence : Entre tes jambes il y a le centre du monde
Scène

La preuve ontologique de mon existence : Entre tes jambes il y a le centre du monde

Sous l’emprise d’un homme qui a fait d’elle un pur objet et qui l’a sournoisement convaincu que son existence n’a qu’une valeur marchande, Shelley cherche à enterrer son passé. Avec La preuve ontologique de mon existence, la metteure en scène Carmen Jolin explore une Amérique cauchemardesque.

Pour Shelley (Nora Guerch), il n’est plus question d’exister. La science ne prouve pas l’existence des hommes, croit-elle. Si elle existe, c’est dans le regard de l’homme. «Entre tes jambes, dit-elle à Peter, il y a le centre du monde, tu possèdes tout». Si l’on peut y voir une suprématie totale de l’homme, une terrible misogynie, le texte formule plutôt une critique de l’homme possesseur, dans une société consumériste, marchande, où les hommes riches ont beau jeu d’utiliser le libre marché à leur convenance. C’est l’Amérique parfaite dont rêve Peter (Frédéric Lavallée), qui dit s’être inventé lui-même à l’âge de 25 ans. Il la garde captive dans un sinistre local gris pour l’offrir à des hommes de passage.

Joyce Carol Oates, écrivaine adulée et prolifique, jette sur l’Amérique un regard férocement inquiet et la dépeint comme un lieu de terreur où l’humanité se disloque. Dans cette Amérique ultralibérale, on érige sa vie à partir de soi et de son ambition personnelle. C’est la raison pour laquelle Peter s’approprie Shelley et réussit à faire naître en elle l’idée que sa vie d’antan, sa famille et ses aspirations d’enfance n’ont plus aucune importance. La pièce critique l’idéologie du self-made-man à l’américaine, montrant bien qu’elle n’enraye pas les inégalités et les relations de pouvoir.

Bien endoctrinée par Peter, Shelley rejettera les tentatives de sauvetage de son père et refusera en quelque sorte d’exister en tant que femme porteuse d’affects, de mémoire et de vécu. Elle cherchera à faire table rase de son identité d’avant, elle veut, comme Peter, se réinventer à partir de bases neuves, se créer par elle-même: elle devient par là l’emblême d’une Amérique libre de tout héritage, qui a aboli l’histoire et les institutions pour se consacrer à devenir un territoire de transactions.

Certes, une telle vision du monde manque de nuances. Mais on suppose que le texte original anglais était plus satirique et présentait l’univers sordide de Shelley de manière moins littérale. Le texte est aussi porté par des images fortes, comme celle de l’eau. Shelley est aliénée par le bruit du robinet qui coule, comme hypnotisée. Métaphore de son asservissement, le bruit de la goutte trouve aussi écho dans la nappe d’eau en fond de scène où elle ira quelques fois se laver: une manière de se défaire de son passé, de laver l’héritage que son père tente de raviver, de faire peau neuve. On s’y perd, néanmoins, et l’ensemble est présenté de manière un peu trop sentencieuse.

Le moins qu’on puisse dire est que dans cette drôle de production, la direction d’acteurs de Carmen Jolin laisse perplexe. Les yeux exorbités, s’exprimant par à-coups, Nora Guerch a une diction excessivement artificielle et livre ses monologues dans un souffle hachuré, tissé de respirations forcées: une phonation très énergique mais inutilement atypique. Elle se tortille et se cambre abusivement, comme pour surligner sa dépossession, avec une totale absence de subtilité.

Peter, le surhomme, est dans une énergie du discours, d’adresse au public, comme dans une conférence où la parole doit rester très lisse et tout à fait extérieure à soi, ce qui empêche toute incarnation. On peut y voir le ton d’une publicité radio, très proprette, pour se vendre comme un produit irréprochable, pour représenter, peut-être, une Amérique froide et déshumanisée. Mais pour que tout cela soit cohérent, il aurait fallu entraîner les autres acteurs sur le même terrain.