Éviscérer : Savoir ou ne pas savoir, là est la question
C’est connu: la fidélité est un concept suranné. En faire le thème d’une pièce est toutefois périlleux, tant le sujet est éculé. Dans Éviscérer, Jocelyn Roy l’aborde à partir d’un angle rafraîchissant: et s’il valait mieux taire ses infidélités?
Il a notamment écrit une pièce sur l’immigration et la peur de l’autre, mais son nom sonnera plus familier aux adeptes de comédies: Jocelyn Roy est l’auteur de quelques pièces estivales et des comédies musicales carburant à l’ironie, comme La revanche des nombrils, présentée au Théâtre du 450 à Longueuil en 2011. Si son écriture se fait ici plus sérieuse, on reconnaît dans ses personnages secondaires la griffe de l’auteur comique, apte à saisir en quelques traits caricaturaux des travers humains dont il fait bon rire. Autour d’Ariane (Isabelle Giroux) et Zack (Karl Farah), le couple à la dérive, gravitent leurs amis Geneviève (Isabelle Bossé) et Franck (Joseph Martin), sortes de choryphées comiques qui racontent leur histoire et la commentent à partir de leur regard nombriliste et superficiel: des amis qui vous veulent du bien mais qui ne savent pas toujours comment arriver à leurs fins.
Ils sont décontenancés par le drame qui afflige ce couple parfait, écorché par les révélations d’adultère de Zack, qui a flanché un soir de beuverie et batifolé avec une jeune collègue. «J’aurais aimé mieux ne pas le savoir», lance Ariane au pauvre Zack, dépité. «J’aurais aimé que tu trempes ton pinceau et que tu me reviennes plus fort, que tu ne me partages pas ta marde. Ça t’appartient.»
Au cœur de ce couple bien de son époque, l’infidélité semble inévitable. Tant qu’elle reste dans le secret, elle est acceptable. Mais dès que le pot aux roses est dévoilé, rien ne va plus. La question posée par Ariane n’est pas celle de la fidélité mais plutôt celle de la nécessité de cultiver son jardin secret. Le couple a-t-il toujours un sens lorsqu’il ne s’appuie pas sur un partage intégral de la réalité de l’autre? Peut-on continuer de cultiver un authentique rapport à soi et d’expérimenter un vécu personnel tout en cherchant une véritable communion avec l’autre? C’est sur la mince frontière entre le don de soi et le respect de ses désirs personnels que se situe la grande question posée par Jocelyn Roy. Psychologiquement et moralement très riche, elle est propice à d’interminables mais passionnants débats.
Cette production modeste arrive du moins à en poser les enjeux au moyen d’une approche accessible, entre théâtre réaliste (parfois télévisuel) et théâtre de suggestion, malgré une écriture un peu trop démonstrative, qui n’aménage pas assez de zones de gris. Étonnant, tout de même, de voir ces personnages aux prises avec de profonds dilemmes exprimer leurs sentiments avec force détails, tout d’un bloc. Leur assurance dans l’expression de leurs tourments les rend un peu monolithiques: l’auteur ne fait sans doute pas assez confiance aux silences, aux non-dits, aux demi-mots, qui, souvent, disent plus et disent mieux que la loghorrée. Du moins le spectateur peut se sentir éloigné de leurs drames, dans lequel il ne peut pas se projeter parce que tout est dit, tout est dévoilé, tout est expliqué. Reste que ce texte a le mérite de ne rien négliger, de mettre parfaitement en lumière tous les enjeux.
Rythmée, la production bénéficie d’un jeu d’acteur alerte qui permet aux comédiens de passer allègrement du théâtre-récit, dans des scènes narrées, jusqu’à de déchirants dialogues de rupture et à des scènes plus lumineuses, issues du passé du couple. Construit par allers-retours, le spectacle glisse du présent torturé vers le passé lumineux, évoquant par des transitions fluides la rencontre des tourtereaux et les moments d’amitié qui l’ont accompagnée. À certains égards, dans les scènes de groupe où l’amour se discute autour d’une table arrosée, l’écriture évoque la comédie Des fraises en janvier, œuvre de jeunesse d’Évelyne de la Chenelière.
Autour d’un bain qui deviendra table ou lit selon les cas, le drame s’articule selon des transitions fluides. Simple mais efficace, la mise en scène de Julie de la Frenière aligne prestement les dialogues et use intelligemment du petit espace scénique. Quelques accessoires, utilisés discrètement, sont porteurs de subtiles métaphores. Les bouteilles d’alcool, par exemple, symbolisent autant l’ivresse nécessaire à ces amoureux déchirés qu’ils réfèrent à la disparition du couple dans l’éther, comme dans ce bain qui trône au milieu de la scène et qui rappelle la noyade, l’anéantissement. Dans son eau cristalline sont aussi révélées les failles du couple: un miroir de l’âme, qui ne trahit pas.