Marc Beaupré, Luc Picard et Sophie Desmarais / Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël : Dans le ventre des requins de la finance
Luc Picard et Sophie Desmarais, duo de choc, s’apprêtent à livrer sur la scène du Théâtre d’Aujourd’hui un ping-pong verbal de Michael Mackenzie intitulé Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël et mis en scène par Marc Beaupré. Un thriller psychologique, mais aussi une pièce vertigineuse sur la haute finance.
Il y a longtemps que Luc Picard n’a pas joué au théâtre. Il est content d’y revenir, de travailler avec Marc Beaupré, l’un des plus brillants metteurs en scène ayant émergé ces dernières années en ville, et surtout de se frotter à une partition costaude. Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël est une pièce captivante, mais surtout savoureusement complexe et aux multiples couches de lecture, dans laquelle un requin de la haute finance et sa jeune assistante sont confrontés à eux-mêmes alors que le monde financier s’écroule et va donner naissance à la crise de 2008. Un univers très tendu, donc, et une langue affolante, rythmée, qui témoigne de la dimension abstraite et énigmatique des spéculations boursières. Voilà qui donne le tournis. La finance, l’obsession des chiffres et la spéculation ont mené les deux personnages de la pièce à une lente déshumanisation. À l’aube de l’effondrement, ce processus va inévitablement s’inverser.
«C’est un texte assez vertigineux, remarque Picard. Il ne se laisse pas apprivoiser d’un seul coup et soulève beaucoup de questionnements.» Marc Beaupré, qui n’est pas spécialement réputé pour s’attaquer à des textes légers, s’est lui-même senti un peu perdu à sa première lecture. «Pour moi, dit-il, monter une pièce toute neuve comme ça, alors que je suis plus habitué aux textes classiques, c’est un processus déstabilisant parce que j’ai l’habitude de prendre un texte relativement connu et d’essayer d’en dévoiler quelque chose d’autre, de creuser vraiment dans toutes les couches. Là, il faut rendre honneur à l’écriture, mais essayer de la présenter dans son essence la plus pure. C’est la première fois que ce texte est monté en français et, en plus, c’est un thriller qui se dévoile graduellement, il faut cacher des choses au spectateur plutôt que de lui en montrer.»
C’est un thriller. Beaupré insistera beaucoup là-dessus. Le suspense, dans cette pièce, repose sur une série de révélations qui heurteront les deux protagonistes à des dimensions oubliées d’eux-mêmes. Pas question de vous révéler ici la nature exacte de ces révélations, mais disons que, comme l’explique Luc Picard, il s’agit de «l’histoire de Jason, un homme qui a dû s’éloigner de sa propre humanité et de ses propres principes. Il est tombé dans le cynisme pour justifier ses nouveaux comportements et ce soir-là, pendant la pièce, il sera confronté à cette humanité perdue.»
Le metteur en scène, qui s’est appuyé davantage sur la perspective de l’héroïne féminine pour construire sa mise en scène, dira plutôt que la pièce est à considérer selon deux pôles. «Il y a une part de la pièce qui est une critique franche de la finance, et une part franchement plus psychologique: c’est le parcours de deux personnages, l’un qui va vers sa chute (Jason), l’autre qui essaie d’aller vers le haut, vers la rédemption (Cass, Sophie Desmarais). Il faut trouver le bon dosage entre ces deux versants. J’ai fait une mise en scène en me basant sur du caché, sur le parcours de Cass qui est révélé graduellement et qui est chargé de mystères.»
Avoir la foi
«La finance, c’est comme la religion, dit Beaupré. Il faut avoir la foi. Les gens qui font de la spéculation prennent des risques importants et, pour arriver à prendre ces risques, ils doivent absolument croire.» L’idée que l’argent est une religion moderne n’est pas tout à fait originale, mais elle se déploie chez Michael Mackenzie d’une manière très féconde, se situant quelque part entre une réflexion sur l’obéissance au dieu de l’argent et sur les insatisfactions que cause cette obéissance. Lors des moments de désillusion, elle peut mener les adulateurs de l’argent à une certaine nostalgie d’un monde véritablement spirituel.
«Mon personnage est en thérapie, explique Sophie Desmarais. Avant, elle ne parlait pas. Du moins, elle ne parlait que de chiffres. Soudain, elle se met à parler. C’est comme un miracle. Elle se met à essayer, par le langage, par la parole, par le théâtre, de reproduire de façon apathique ce qu’elle ressent. Elle parle de Noël comme étant le moment de l’année où les gens connectent enfin les uns avec les autres, et elle réussit à atteindre Jason lorsqu’elle mentionne Noël. C’est leur point de contact, là où tous les deux montrent leur foi en un monde meilleur.»
Luc Picard ajoutera que, si le vide spirituel de la haute finance est pointé dans le spectacle, il n’est qu’une manière de scruter la détresse psychologique et spirituelle émanant d’un monde consumériste qui nous affecte tous, et pas seulement les requins de la finance. «Ce consumérisme exacerbé donne l’impulsion à toute cette folie financière, et je pense que c’est ce que Michael Mackenzie veut aussi mettre en lumière de manière souterraine. Ce consumérisme, cette perte de nous-mêmes dans l’achat, nous entraîne à négliger le collectif, le vivre-ensemble, ce qui mène à la détresse psychologique: c’est aussi l’un des enjeux explorés dans le spectacle. C’est ce que vit un peu Cass, une obsédée des chiffres dont on suit le processus pour reconnecter avec ses perceptions émotives. On la voit reprendre contact avec elle-même.»
Le vertige du langage
«Établir les corrélations entre les avoirs». «Aligner les crédits sur le taux de LIBOR». «Apprivoiser la volatilité des marchés». Dans les dialogues rythmés de Mackenzie, la langue adopte le vocabulaire précis de la finance et revêt parfois son caractère abstrait, extraquotidien, hors de la réalité tangible. «Ce que l’écriture de Mackenzie réussit, pense Luc Picard, c’est de témoigner de la déshumanisation et de la perte de contact avec la réalité qui se produit au contact effréné de cet univers. De plus en plus, les grands économistes disent que c’est devenu tellement complexe, les corrélations, les interactions, que ça devient presque une créature imprévisible. C’est difficile de faire des analyses à long terme, c’est un monde qui, même si ses aboutissants sont extrêmement concrets, est très insaisissable et incontrôlable dans sa pratique.»
«Dans les premières scènes de la pièce, dit Marc Beaupré, il y a une omniprésence de chiffres et le rythme est obsédant. Ça peut évoquer par moment la dramaturgie de David Mamet, on se croirait dans Glengarry Glen Ross. Mais Sophie peut sortir régulièrement de ce registre, elle devient une sorte de narratrice, elle prend de la distance pour nous raconter l’histoire.»
Aux yeux de la comédienne, le vertige se situe dans le dosage entre l’ancienne personnalité de Cass à travers une perspective mathématique du monde, et sa nouvelle réalité, qui est plus émotive. «Étant donné qu’elle apprend à travailler l’empathie, elle peut aussi être très ambiguë, parce qu’elle ne sait pas ce qu’elle provoque chez l’autre, elle ne sait pas lire les réactions des autres, elle apprend à le faire doucement. Plus la pièce avance, plus elle s’humanise, plus elle comprend ses sarcasmes à lui, sa colère, et tout ça commence à la percuter. Ça va provoquer des choses en elle. Je dois me placer dans un état de découverte perpétuelle. C’est vertigineux. Il faut un dosage entre avoir l’air d’être en contrôle et rester dans un état d’ouverture à l’inattendu, dans une découverte de l’autre.»
En filigrane, il y a les Grecs: Cass fait référence aux grandes figures grecques antiques pour déstabiliser Jason et le ramener à l’homme de vertu qu’il fut jadis, celui qui aimait la philosophie. «Il y a parfois des références à des Grecs très humanistes, parfois à des Grecs plus pragmatiques, explique Luc Picard. D’un point de vue philosophique, c’est passionnant: il y a, d’une part, des réflexions sur la vertu, des pensées très humanistes, et, d’autre part, des références aux Grecs pour justifier les comportements des requins financiers, à travers des idées anciennes voulant qu’il n’y ait que les forts qui survivent.»
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Qui est Michael Mackenzie?
Montréalais, notamment collaborateur de Robert Lepage et réalisateur de nombreux films, Michael Mackenzie est pourtant méconnu des francophones et son travail est rarement vu en français sur nos scènes. Avec Lepage, il a coécrit Le polygraphe et travaillé aux textes de Kà, du Cirque du Soleil, en plus d’écrire la version anglaise du Dragon Bleu et d’agir à titre de conseiller dramaturgique sur de nombreuses productions, comme Elseneur, en 1997. Il a scénarisé et réalisé les films The Baroness and the Pig et Adam’s Wall, mais il a également eu une vie de consultant économique et politique en travaillant notamment comme conseiller aux Nations Unies pendant plusieurs années après des études en sciences économiques. «C’est un vrai gentleman, me dit Marc Beaupré. D’origine britannique, il est d’une élégance tout anglaise et c’est un homme d’une intelligence rare.»