Je ne tomberai pas Vaslav Nijinski : Éviter la chute
Bernard Meney et Estelle Clareton s’unissent pour visiter la légendaire figure de Nijinski, et surtout son basculement dans la folie, dans une pièce de danse-théâtre qui n’arrive jamais à fusionner les deux langages scéniques et dont la partie dansée arrive comme une libération après un monologue poussif.
Puisant dans les Cahiers du danseur, écrits par le légendaire chorégraphe du Sacre du printemps alors qu’il était au seuil de la folie, mais aussi dans les textes d’Artaud, de Nietzsche, de Mallarmé et de Maupassant, le spectacle repose sur un long monologue exprimant le vertige, l’indécision, l’angoisse, le rapport à Dieu, à partir d’allers-retours de Ninjinski sur sa vie et son œuvre, lesquels sont observés à travers le filtre de ses tourments de fin de vie. Quand Bernard Meney met le point final à cette longue diatribe, les danseurs, restés discrets jusque là, prennent le plancher pour se livrer à une danse frénétique, hachurée, qui reprend le motif du saut (Nijinski était un as de l’envol) et s’amuse à déconstruire les pas du ballet.
Démarche pertinente que celle-ci, et ce spectacle est porté par des intentions artistiques intelligentes, mais le résultat scénique laisse perplexe. C’est une question d’équilibre, de dosage. Peut-être est-ce dû à un certain aveuglement devant le sujet vertigineux de la schizophrénie de Nijinski, que le spectacle cherche à représenter de manière travaillée, sophistiquée, lissée, mais par le fait même trop uniforme, sans arriver à en dégager toutes les significations, en l’emprisonnant dans une vision réductrice. Le monologue de Bernard Meney, à travers une énonciation rapide et des finales essoufflées, comme un grand filet de paroles qui serait tronqué par des interruptions brutales, ne nous parvient que de manière sinueuse et son contenu s’échappe de partout. Si cette approche énonciative peut représenter, à un niveau conceptuel, à la fois la confusion du danseur et sa volonté de garder prise sur lui-même en se lançant à la poursuite des mots, elle ne parvient pas à évoquer grand-chose dans son incarnation scénique. Les mots fuient sans que l’oreille n’ait vraiment le loisir de les entendre.
Le corps, pendant ce monologue, est vainement saisi par une série d’agitations, d’ondulations, comme pour évoquer un corps parasité, soumis à des tiraillements par une force extérieure. Heureusement, cette gestuelle demeure sobre.
Puis surgit la danse. Dans le vaste espace gris débarquent les danseurs d’âges divers, peut-être des incarnations de Nijinski à différentes étapes de sa vie, et les voilà qui se soumettent à une sorte de ballet accidenté: leurs corps sont frétillants, ondulatoires, et les pas de danse reprennent des positions classiques du ballet sans les mener à leur aboutissement, comme s’ils avaient été secoués, pervertis ou comme si la confusion mentale du danseur avait emmêlé sa mémoire corporelle et imposé des travestissements du mouvement. Ce qui était plutôt indigeste dans le traitement de la parole est somptueux dans les corps: peut-être qu’un chevauchement plus appuyé des séquences parlées et dansées aurait permis à l’œuvre de véritablement prendre son envol.
La spiritualité de Nijinski, ses appels à Dieu, sont également représentés dans cette très belle séquence dansée: les bras happent le ciel comme dans une insistante tentative de communication avec l’au-delà, ou avec le monde des rêves, du moins y déclèle-t-on une volonté d’atteindre l’élévation de l’esprit. «Je veux sentir l’altitude», écrivait Nijinski. Estelle Clareton l’a pris au mot.