Vulgus html / Entrevue avec André Gélineau : Se dévoiler sur le web pour le meilleur et pour le pire
Scène

Vulgus html / Entrevue avec André Gélineau : Se dévoiler sur le web pour le meilleur et pour le pire

Oh l’inépuisable sujet. Comme l’ont fait avant lui, sur la scène montréalaise, Guillaume Corbeil (Cinq visages pour Camille Brunelle) et la troupe des Petites Cellules Chaudes (Le iShow), voici qu’André Gélineau et sa troupe des Turcs Gobeurs d’Opium se lancent dans une exploration de notre rapport «animal» aux technologies et aux réseaux sociaux dans la pièce Vulgus Html, à l’affiche dès le 25 octobre au Théâtre Léonard St-Laurent de Sherbrooke.

«Le spectacle repose sur un très simple constat, dit l’auteur et metteur en scène André Gélineau, et c’est que la technologie et Internet nous ramènent à une manière très premier degré de se dévoiler, une sorte d’animalité. Je m’intéresse à la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux, mais aussi à notre utilisation générale des ordinateurs, des appareils mobiles, de la vidéo.»

Tissant une courtepointe de fragments, sur scène comme sur écran, en utilisant le principe du tournage en direct, Vulgus Html se présente comme «un show choral sans personnages définis». À la manière du web, de ses hyperliens et de sa vertigineuse intertextualité, la pièce passe furtivement d’un dévoilement de soi à un autre. «Les lois d’Internet ont imposé à notre spectacle une narrativité particulière, explique Gélineau. Dans nos navigations quotidiennes sur le web, on peut passer brutalement d’une recherche sur Mussolini jusqu’à des vidéos de chats, puis à de la porno, puis revenir à des textes sérieux surla laïcité. On cherche à questionner ce zapping perpétuel, à se demander ce qu’il raconte sur nous, sur notre rapport au divertissement, à la pensée, à soi. Les premiers tableaux sont réalistes, même anecdotiques, puis on se déplace vers l’onirisme, les rêves, les angoisses, l’idée étant d’explorer l’irrationnel humain tel que le web le révèle, mais sans s’attacher à la notion de personnage, en restant dans une sorte de vision universelle de l’humain.»

Depuis des semaines, Gélineau parcourt Youtube et la blogosphère pour dénicher des petits morceaux d’humanité à recréer. «Parler de soi sur Internet, c’est parler de soi à travers un univers technologique dont les codes sont nouveaux, et c’est un peu le farwest. Les règles et les lois sont plus ou moins claires, faciles à contourner, et ça fait en sorte qu’on assiste à quelque chose de plus pulsionnel, d’immédiat, qui échappe souvent au civisme. On n’a pas de scrupules quand on agit sur Internet même si on dit qu’on en a.»

Loin de s’en offusquer, le directeur artistique des Turcs gobeurs d’opium cherche plutôt dans cette nouvelle forme de communication un territoire de nouveaux possibles. «On a un réflexe de vieille génération devant le web. C’est évident que le web amène des changements de comportement, des dangers, mais je me demande surtout ce que ça peut amener de neuf à l’humanité, ou du moins j’essaie de comprendre et de décortiquer ce qui se passe là, de voir comment on peut en faire quelque chose de bien. À vrai dire ça m’amuse de voir le ton dénonciateur avec lequel on aborde le web. J’exploite un peu ça dans les premières scènes, tous ces propos négatifs par rapport à la technologie, mais ils sont rapidement contournés, rapidement dédramatisés.»

Chez les gens de théâtre, on s’est aussi longtemps demandé si la technologie allait tuer le spectacle vivant. André Gélineau a choisi son camp, et dans Vulgus Html, la vidéo se met profondément au service du propos. Inspiré par le travail de la brillante metteure en scène britannique Katie Mitchell, qui orchestre de captivantes fabrications d’images et de sons avec caméras, écrans, micros qui captent les visages des acteurs et des sons créés sur scène à l’aide de divers matériaux, les redéployant selon différents plans sur un grand écran. Du cinéma en direct, qui recrée les sensations et les émotions à travers une fabrication artificielle.

«Du travail de Katie Mitchell, dit Gélineau, j’aime le questionnement sur la mécanique des corps, tangibles sur scène, et leur résultante sur écran. Selon que l’on regarde sur scène ou que l’on regarde à l’écran, nos yeux font des zooms à certains endroits; on peut ainsi avoir dans notre ligne de mire une portion de l’image tout en gardant conscience de l’ensemble. Je veux par là provoquer une réflexion sur l’artifice, mais surtout ce que ça nous révèle: je ne voulais pas juger Internet comme on le fait souvent, mais je veux qu’on se questionne sur la complexité de l’ego, sur les identités factices et la manière dont elles nous montrent dans toute notre transparence, plutôt que de mettre l’accent sur le mensonge de soi qu’elles portent aussi.»

 

 

 

Pour en savoir plus sur le travail de Katie Mitchell, nous vous suggérons aussi cette vidéo. J’en ai aussi moi-même parlé dans quelques textes rédigés lors du festival d’Avignon, en 2012 (ici et ici), ainsi qu’en 2013.