Andreï ou le frère des trois soeurs / Entrevue avec Justin Laramée : Trop doué pour être heureux
L’automne Tchekhov

Andreï ou le frère des trois soeurs / Entrevue avec Justin Laramée : Trop doué pour être heureux

Voici une autre relecture radicale des Trois sœurs, de Tchekhov, cette fois à partir du point de vue d’Andreï, le pauvre frangin désoeuvré de la famille Prozorov. Dans Andreï ou le frère des trois sœurs, Justin Laramée questionne l’immobilisme d’un homme intellectuellement surdoué dans un monde où ne compte que l’action concrète.

Dans la pièce de Tchekhov, Andreï vit d’abord dans l’admiration de ses sœurs, qui aiment son tempérament artistique et son intellect supérieur, projetant en lui de grandes aspirations et voyant dans sa personnalité un refuge contre l’ennui de leur vie provinciale. Mais Andreï se marie à la vulgaire Natacha, et, aux yeux de ses sœurs, son étoile pâlit.

Justin Laramée, qui n’est pas masculiniste mais qui s’est naturellement intéressé au sort de ce pauvre mâle en déclin, a imaginé un Andreï solitaire, en surpoids, et joueur compulsif. Ses sœurs sont enfin parties vivre à Moscou leur rêve urbain, et le voilà isolé dans la rase campagne, malheureux.

«Notre Andreï, explique-t-il, souffre du syndrome d’Asperger ou d’autisme, bref il a une douance hors-norme, qui le rend décalé dans un contexte social. Une sorte de geek moderne, dont l’esprit est embarrassé par trop de connaissances, trop d’érudition, trop de références. Il est pris avec un bagage culturel qu’il n’arrive plus à porter. Son érudition est un poids, une impossibilité d’avancer, un frein. Il n’arrive pas à composer avec sa personnalité dans un monde où, malgré un accès facile au savoir, personne ne valorise la pensée et tous se plongent dans une vie pratique et concrète, où règnent les rénos, le sport, l’entrepreneuriat.»

Sa Natacha, qui n’est pas une femme castratrice, est toutefois l’archétype de cette société du faire: une femme d’action qui veut prendre l’avenir de la petite famille en main sans s’embarrasser du poids de la philosophie ou de la littérature. Andreï ne s’y retrouve pas et se trouve confiné dans l’immobilisme. Sa vie ne lui semble pas valable. Pas nécessairement ancré dans l’absurde, à la manière d’un Camus qui affirmait le caractère insensé de la vie, le vide de l’existence d’Andreï est abordé avec empathie dans la pièce de Justin Laramée.

«J’ai une approche assez humaniste et je me prends d’affection pour lui, dit-il. Il est hautain, gras, introverti et mollasson, mais je fais le pari que le spectateur va comprendre son immobilisme, qu’il verra le cheminement qui l’a mené au jeu et à l’obésité, qu’il en saisira les causes. Mais je ne veux pas non plus le déresponsabiliser, il est responsable de son sort, il est resté en région par choix. Ce n’est pas une victime. Mais son triste sort appartient quand même à l’époque; je trouvais important de contextualiser son malheur.»

L’immobilisme, en effet, est bien souvent une maladie collective.