Variations pour une déchéance annoncée / Entrevue avec Angela Konrad : Pour en finir avec les samovars
L’automne Tchekhov

Variations pour une déchéance annoncée / Entrevue avec Angela Konrad : Pour en finir avec les samovars

Dans Variations pour une déchéance annoncée, Angela Konrad débarrasse Tchekhov de tout sentimentalisme et de toute nostalgie pour livrer une version de La Cerisaie qui s’ancre dans un certain onirisme, faisant de Lioubov une rêveuse mais aussi une résistante qui refuse les lois du néo-libéralisme. Entretien.

VOIR: Vous cherchez en tout premier lieu à vous inscrire en rupture avec une certaine vision passéiste de l’œuvre de Tchekhov, que beaucoup de metteurs en scène présentent encore sous un enrobage nostalgique. Pourquoi?

Angela Konrad: J’ai vu beaucoup de Cerisaies en France, en Suisse et en Allemagne, et chaque fois les metteurs en scène tirent les mêmes ficelles, chaque fois il y a une sorte de folklorisme russe qui prend le dessus sur tout le reste. Ce n’est pas mal, c’est une vision comme une autre, mais j’avais envie de débarrasser Tchekhov de son samovar, de décaper tout ça. Je suis presqu’en train de découvrir Tchekhov, ce n’était pas mon auteur de prédilection il y a quelques années, et peut-être que ça me permet une lecture moins classique. Tchekov a le dos tourné vers l’avenir, il regarde le passé mais il n’est pas nostalgique. Il y a dans son œuvre bien davantage qu’un regard sur le temps qui s’écoule. Il écrit dans une sorte de contradiction entre le grotesque et le sublime. Quand Tchekhov explore l’affect, il ne le fait pas à travers les stéréotypes qu’on voit trop souvent sur scène, je crois qu’il n’a pas son pareil pour témoigner de la fragilité humaine dans son essence la plus pure, qu’il évoque dans chacun de ses textes le tragique quotidien dont parle Maeterlinck.

VOIR : Justement, votre mise en scène s’inspire du symbolisme et vous voulez rapprocher Tchekhov de ce que Maeterlinck appelait un théâtre de l’âme. En quoi Tchekhov est-il proche des symbolistes?

Angela Konrad: La Cerisaie est la dernière pièce de Tchekhov, c’est une pièce testamentaire. Il l’écrit avec une très grande connaissance du théâtre, c’est quelqu’un qui connaît la poussière de la scène et on dit qu’il l’a écrit contre Stanislavski. Le réalisme psychologique ne lui suffisait plus – on perçoit qu’il y a des trait symbolistes là-dedans. Tchekhov aimait Maeterlinck, d’ailleurs, c’est un fait connu. Je lis la pièce à partir de cette lunette-là. Il est mort à 43 ans, il y a quelque chose d’inachevé chez lui, et il avait le projet, en fin de vie, d’écrire une pièce dans le Grand Nord, dans le grand froid, dans la mort. Il écrit dans un état proche de la mort, et donc proche de l’essence humaine et de l’expérience de la pensée à l’état pur. J’ai voulu accentuer, chez Lioubov, le fait qu’elle est déconnectée de la réalité, mettre en lumière la part de rêves qui la traverse.

VOIR: Comment allez-vous concrètement vous approcher de cet état d’esprit?

Angela Konrad: J’ai opté pour une scénographie dépouillée et mon travail se concentre sur les acteurs: on a travaillé à faire en sorte que le rêve fasse irruption dans leur jeu, qu’il arrive par couches successives. Mais je suis également attentive au comique de Tchekhov. Il y a dans cette pièce beaucoup de clowneries – Lioubov s’en sert pour oublier, pour continuer à vivre, pour se divertir. Esthétiquement, le spectacle évoque souvent le cabaret, dans une énergie très sensuelle, à travers la figure de Carlotta, qui est jouée par une contorsionniste (Andréane Leclerc).  C’est aussi un théâtre dans le théâtre, car la métathéâtralité est toujours présente chez Tchekhov, elle crée une dissenssion entre le personnage et ce qu’il est en train de jouer, dans une sorte d’esthétique pré-brechtienne.

VOIR: En refusant de vendre la cerisaie, Lioubov n’est-elle pas aussi en train de refuser de jouer le jeu du libéralisme, de nier les lois du marché?

Angela Konrad: C’est l’une des raisons qui font d’elle une déconnectée qui n’est plus en mesure de comprendre le monde.  Elle ne comprend rien à la logique libérale. Pour elle, la cerisaie n’est pas monnayable. Le patrimoine est sa réponse à l’hégémonie dela finance. Mais là où il y a contradiction, c’est que Lioubov n’est pas une révoltée antilibérale qui s’oppose consciemment au système. C’est une figure postmoderne, une figure de l’hyperconsommation: elle ne se soucie que de vivre sa vie sans ménagements, elle dit : «prenons le risque de se tromper, prenons le risque de vivre des amours catastrophiques». Elle choisit la vie. C’est radical mais pas politique.

VOIR: L’amour est également au cœur de ce texte: peut-on aussi voir cet amour comme une forme de résistance au libéralisme?

Angela Konrad: À tout le moins la figure du couple est importante pour moi. Ils constituent quelque chose de l’ordre d’un monde qui disparaît. C’est une allégorie pour parler de l’aristocratie en déclin, et parler de quelque chose de plus abstrait: quelque chose de l’ordre de la perte. Tchekhov est l’auteur de la perte: perte de l’enfance, perte métaphysique, perte du territoire.