Clôture de l'amour / Entrevue avec Pascal Rambert : L'amour est une fiction qui s'ignore
Scène

Clôture de l’amour / Entrevue avec Pascal Rambert : L’amour est une fiction qui s’ignore

Clôture de l’amour est sans aucun doute l’un des textes de théâtre les plus puissants à avoir été écrit en France ces dernières années. Pascal Rambert y décortique la rupture amoureuse en alignant deux percutants monologues, se gardant de sombrer dans le sentimentalisme pour se poser en philosophe.

Montréal se joint à l’imposant cortège des villes qui ont vu naître des mises en scène de ce texte majeur, dont le succès ne s’essouffle pas. Si Pascal Rambert lui-même a dirigé la plupart des incarnations, dans différentes langues, il a donné carte blanche à Christian Vézina pour le spectacle québécois, interprété par Christian Bégin et Maud Guérin. Dans sa propre mise en scène, qui a eu l’effet d’une bombe au festival d’Avignon 2011 (où je l’ai vu), Rambert offrait un spectacle inoubliable, dans lequel la langue, découpée au scalpel, traque l’effondrement amoureux en embrassant bien plus large que l’intimité. Stan (interprété par Stanislas Nordey dans le spectacle français) et Audrey (rôle créé pour Audrey Bonnet) se confrontent par la parole et mettent en pièces leur couple jusque dans l’infini détail de leur relation, jusque dans leur conception même du sentiment amoureux. Une joute verbale en deux temps, dont les conséquences seront irrémédiables et dont la charge s’imprime à jamais dans le corps de l’autre: une pièce aux apparences verbeuses mais dont l’essence est profondément physique. Entretien avec un auteur qui a été lui même un écorché amoureux mais qui, avant tout, cherche à réinventer le dialogue théâtral et à vibrer avec la pulsation des mots.

VOIR: Dans leur confrontation, Audrey et Stan (particulièrement lui) remettent en cause l’existence même de l’amour et se demandent s’ils n’ont pas inventé leur relation de toutes pièces, s’il y a déjà eu quelque chose de réel dans la puissance du sentiment amoureux qui les unit. L’amour n’est-il qu’une invention, qu’une chimère? 

Pascal Rambert: En 2010, quand je me suis moi-même séparé d’une actrice et que ça a donné ce texte, je ressentais l’amour comme une fiction. Ça ne veut pas dire que l’amour n’existe pas. Certains aiment prendre de la drogue, d’autres se jettent à corps perdu dans la boxe, certains font des voyages d’idée: ce sont des manières de survivre, comme l’est l’amour – une manière de répondre à l’abîme qui est en nous. Clôture de l’amour énonce l’idée que cette chose magnifique qu’est le sentiment amoureux puisse être vue comme une chimère, comme une secte, qui n’a pas davantage d’existence réelle que notre propre existence. Je fais la critique de ces histoires que l’on se raconte à soi-même, auxquelles on croit de façon très puissante. Du jour au lendemain, à notre grand étonnement d’ailleurs, cet amour peut éclater et n’être plus rien, être disparu. Je n’invente rien. L’amour est un sentiment très volatile, qui n’existe pas complètement dans le réel, qui s’éteint facilement. La pièce essaie de comprendre cette chose qui est temporaire alors qu’on la croit toujours permanente. Je crois que malgré tout on ne cesse jamais d’aimer, qu’il y a de vraies grandes passions. Alors l’une de mes prochaines pièces dira tout le contraire de Clôture de l’amour.

VOIR: La pièce aligne deux monologues, mais quelque part dans les interstices de ces prises de parole se déploie tout de même un dialogue: l’écoute, la réception de la parole de l’autre, est inscrite à même la chair du texte. Cette forme s’est-elle imposée à vous comme une évidence?

Pascal Rambert: Absolument. Le vrai sujet de la pièce n’est d’ailleurs pas la séparation, mais la question de l’art théâtral et de la composition d’un dialogue théâtral. Doit-on vraiment faire se répondre les personnages aux 4-5 phrases pour qu’il y ait dialogue? J’ai voulu que le dialogue soit caché. Et c’est fascinant parce que, partout dans le monde, les gens voient tout de suite que c’est un dialogue même s’il n’est pas écrit sous forme dialogique.  Dialoguer, c’est aussi parler avec son corps. J’avoue que je suis heureux lorsque des spectateurs qui ne pas nécessairement au fait d’un théâtre pointu me disent qu’ils voient ça, qu’ils comprennent ce dialogue caché. Les réactions du corps sont écrites dans les monologues, et jusqu’à maintenant ça s’avère efficace dans toutes les langues, autant dans la version japonaise que dans la version américaine ou italienne, que j’ai toutes mises en scène moi-même.

VOIR: Votre texte est écrit à la manière d’un combat, il emprunte en quelque sorte le rythme du pas militaire, il pourrait s’apparenter à une fusillade. Comment avez-vous développé cette musicalité?

Pascal Rambert: Je n’emploie pas le terme «musicalité», même si je ne le récuse pas. J’essaie surtout de rendre solide et reproductible l’immatérialité de la parole, j’essaie de rendre visible l’oralité. C’est difficile à rendre parce qu’en langage contemporain, on n’est jamais pleinement conscients de la structure de la langue que l’on parle. C’est difficile de saisir véritablement la langue de son temps, même si on est inondé par la parole. Je travaille beaucoup à l’étranger, et j’ai l’impression de vivre sous une cloche sonore quand j’arrive dans un nouveau pays. Je vis ma vie dans un territoire auditif – je suis attentif au rythme de la parole, aux tics de langage, à la fluidité, aux interruptions – j’essaie aussi de rendre compte du déroulement de la pensée, de la structuration de la pensée. Les sauts, les revirements, le flux de la pensée ne se développent jamais en ligne droite. J’essaie de montrer comment l’inconscient marche de pair avec le langage, de représenter la manière dont on voudrait que la parole soit dirigée et comment on échoue à lui donner cette direction. On n’arrive jamais à faire des phrases droites, on est distraits par le présent et nos phrases sont accidentées, sont pleines de répétitions, de hoquets, de retours sur soi. Au théâtre, on nous a appris qu’il faut un début, un milieu et une fin, mais tout cela nexiste pas dans la vie. 

VOIR: On décèle dans vos propos l’influence de grands metteurs en scène français comme Claude Régy, qui ont particulièrement travaillé ce type de théâtre mental, qui met un zoom sur la structure de la parole pour capter l’essence de l’esprit, de la pensée. Revendiquez-vous cette influence?

Pascal Rambert: Bien sûr. Régy a énormément apporté à ma génération. En France, le théâtre se structure beaucoup autour de la langue, et je me suis théâtralement structuré autour de l’idée de faire entendre la langue autrement que par le réalisme américain de l’Actors Studio. L’art du théâtre est un art extrêmement riche, avec un fabuleux arc de possibilités de représentations du rêve et des agitations de l’esprit. Des gens comme Régy,  et comme Stanislas Nordey, ont été très impressionnés par les premiers textes de Peter Handke, un théâtre qui n’est pas du petit théâtre réaliste, et je m’inscris dans leur filiation.

VOIR: D’ailleurs les mots de Stan et d’Audrey sont parfois très froids, l’amour y est découpé chirurgicalement. Vous cherchez à enrober les mots d’une certaine objectivité?

Pascal Rambert: J’ai tout mis en place pour empêcher le pathos. Stan le dit: «on n’est pas sur scène de théâtre, on ne va pas parler fort, on ne va pas s’épancher.» Tout est écrit, dans ce texte, malgré l’absence de didascalies.