Orphelins / Entrevue avec Maxime Denommée : Le réel rattrape la fiction
Scène

Orphelins / Entrevue avec Maxime Denommée : Le réel rattrape la fiction

Je rencontre Maxime Denommée quelques heures après le dépôt officiel de la Charte de la laïcité. Un moment bien choisi pour discuter d’Orphelins, la pièce de Dennis Kelly qu’il a mis en scène et dont les dialogues traversés de tensions xénophobes résonnent puissamment dans le Québec divisé par ce projet péquiste. Entrevue théâtrale à l’aune de l’actualité.

Si vous n’avez pas vu cette pièce lors de la première série de représentations en janvier 2012, il faut vous y précipiter. J’écrivais alors que « la narrativité captivante, les émotions fortes, les déchirements moraux et les réflexions sociologiques s’entrelacent et se percutent sans relâche dans ce spectacle joué à un rythme fou. […] Les rapports familiaux tendus et le rapport trouble avec une société multiethnique se croisent constamment, ancrant le drame aussi fortement dans l’intime que dans le social.»

Huis-clos intimiste, la pièce de Dennis Kelly montre la remise en question des valeurs et des liens qui unissent une famille lorsque s’interpose dans leur relation une figure étrangère. Liam (formidable Etienne Pilon) a attaqué dans la rue un jeune musulman et, en état de choc, il est confronté à sa xénophobie refoulée. Sa soeur (Evelyne Rompré) est contrainte de se demander jusqu’où elle ira pour protéger son frangin. Elle vivra alors une crise morale d’une ampleur insoupçonnée.

Maxime Denommée n’en revient pas de voir à quel point la pièce s’inscrit dans l’actualité, deux ans après la création. «Quand on a commencé à répéter cette pièce, même si on sentait que ça aurait un écho ici, on jetait vraiment notre regard sur Londres, où l’immigration de masse crée depuis quelques années de la peur et de l’insécurité identitaire. On pensait notamment aux attentats de 2005 dans les transports en commun. Les ferments de cette peur de l’autre sont présents au Québec, mais je ne me serais pas douté que le débat sur la Charte les dévoileraient de manière aussi frappante. C’est troublant cette adéquation entre le théâtre et le réel.»

Évidemment, il ne se réjouit pas de voir cette xénophobie se révéler dans notre société. Mais d’une certaine manière, la situation actuelle lui permet de réaffirmer la pertinence du réalisme social tel qu’il pratique depuis ses débuts comme metteur en scène. Plus que jamais, Denommée se sent légitime dans ses choix esthétiques: il fait un théâtre ancré dans le réel, dans l’époque, un théâtre qui parle intimement à ses contemporains.

«La pièce, poursuit-il, parle exactement des difficultés que pose la cohabitation entre les nouveaux arrivants et la population locale. Le génie de Dennis Kelly est de mettre en contexte des invidus qui sont pris dans une situation complexe et intime, mais à travers laquelle s’imbriquent en filigrane les drames sociaux. Le débat sur la Charte provoque chez les Québécois les mêmes comportements que ceux de Liam dans la pièce: le repli sur soi et l’expression d’une peur de l’autre qu’il ne soupçonnait pas.»

Pour ou contre la Charte, Maxime Denommée? Comme beaucoup de Québécois, il n’arrive pas à s’en faire une opinion précise et trouve l’enjeu très délicat. Mais il s’en inquiète. «La violence verbale commence à s’affirmer dans la rue, comme si la Charte devenait un prétexte pour exprimer nos pulsions cruelles sans réfléchir à leur impact dans l’espace social, comme si tout à coup nos plus sombres pensées étaient légitimées dans l’espace public.»

Liam a commis l’irréparable. Pourtant c’est un coeur tendre, un jeune homme brisé: on a du mal à le considérer responsable de son geste. «Y’a un phénomène que je trouve éloquent, dit Maxime Denommée, et que les statistiques confirment, c’est que ce sont les gens qui sont le moins en contact avec l’immigration qui en ont le plus peur. Toute cette violence vient d’une grande ignorance. Je pense que le personnage de Liam est l’un de ces gars qui agit en se laissant dicter une conduite discutable par son ignorance, et aussi par de mauvaises influences: il est très perméable au discours haineux de l’un de ses amis, qui flirte avec le néo-nazisme. Ça s’explique notamment à cause de son passé d’orphelin, qui le rend fragile. Mais c’est une faille comme une autre: toute personne mal informée et psychologiquement fragile est sans doute propice à sombrer dans une peur irrationnelle, et potentiellement dans la violence.»

Il n’y a néanmoins pas de prise de position morale chez Dennis Kelly, pas de réponses à la question de la peur, sinon que la violence n’est jamais une solution. «Cette dramaturgie-là fonctionne par questions, rappelle Denommée. On sort de la pièce en continuant de se poser des questions, qui flirtent autant avec la morale qu’avec le social. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne veux pas que les acteurs jouent trop, que je ne les laisse jamais aller dans une émotion qui prendrait le dessus sur le texte. Il faut que toutes les nuances se déploient à égalité.»