Patrice Dubois, Frédéric Dubois, Fabien Cloutier, Olivier Choinière : Le théâtre du désœuvrement
Scène

Patrice Dubois, Frédéric Dubois, Fabien Cloutier, Olivier Choinière : Le théâtre du désœuvrement

Sclérose, désœuvrement, immobilisme, obscurantisme: le théâtre québécois explore de plus en plus l’enjeu du retour du conservatisme dans notre société, et particulièrement dans la banlieue et les régions rurales. Regard croisé sur quatre pièces à l’affiche ces jours-ci.

Est-ce une tendance ou une simple coïncidence? Le spectateur de théâtre montréalais aura amplement l’occasion, dans les prochaines semaines, de réfléchir au repli sur soi d’une certaine frange du Québec contemporain, de même qu’à sa tendance à la nostalgie, à son recours facile aux préjugés, à son attachement aux valeurs traditionnelles, bref à son conservatisme. Celui-là même qu’on a cru voir disparaître pendant la Révolution tranquille et qui, peut-être, ne s’est jamais vraiment tu.  

À l’Espace GO, Patrice Dubois met en scène Les champs pétrolifères, fable opposant une jeune «punkette» à une famille engoncée dans son matérialisme, dans une banlieue aseptisée. À l’Espace Libre, son frère Frédéric Dubois se lance avec Alexis Martin et Jonathan Gagnon dans une relecture contemporaine d’Un homme et son péché. Le spectacle intitulé Viande à chien met en scène une incarnation moderne de Séraphin, qui a des airs du maire Vaillancourt. À La Licorne sont repris les jouissifs solos de Fabien Cloutier, Scotstown et Cranbourne, dans lequel un rustique personnage se débat avec son ignorance, son racisme et ses préjugés, dans la rase campagne québécoise. Aux Écuries, Olivier Choinière ramène Mommy, la momie sortie des ténèbres pour redonner au Québec son souffle d’antan et répondre à son besoin de se couvrir de nostalgie. Dans presque tous les cas, l’univers clos de la banlieue ou du village sert de microcosme pour explorer un enjeu qui touche aussi les urbains, mais qui, vu à travers la lorgnette des auteurs de théâtre, s’observe mieux au sein des univers clos que sont les petites municipalités. 

«Dans notre littérature, dit Fabien Cloutier, la vie en région a longtemps été associée à la féérie, au caractère champêtre et rustique, et j’avais envie d’en sortir. Cette vision idéalisée des régions est aussi véhiculée par la télé, dans certaines émissions qui se complaisent à chercher dans les régions les petits trésors: le charcutier qui fait un bon produit local, le paysage majestueux, le cœur à l’ouvrage du cultivateur. Mais tout cela masque une misère sociale et une ignorance, une peur de l’autre, une tendance aux préjugés – qu’il faut savoir regarder – que j’ai beaucoup côtoyées moi-même et qu’il m’apparaissait important de mettre en lumière. Évidemment, ce sont des maux qui affectent toute notre société, mais la région est un bon territoire d’observation, une sorte de condensé.»

C’est aussi hors des centres urbains que se concentre le vote conservateur. Dans Mommy, Olivier Choinière pointe plus directement ce conservatisme politique en pastichant la figure de Stephen Harper. «Sa stratégie, explique-t-il, est justement de fractionner la société, de fractionner le vote et de trouver pour chacune des petites communautés qui ont voté pour lui quelque chose dans les structures anciennes qui va les réconforter. Harper, dans le show, est une figure du mâle ancien, du gendre qu’on voudrait avoir, pas un mâle alpha, mais un homme rassurant qui va rassurer maman avec son discours sur la sécurité, sur les personnes âgées, sur la monarchie, sur l’armée comme protecteur du citoyen. Et son discours marche au Québec. Mais il est désespérant, parce que ces codes du Québec ancien ne peuvent plus s’appliquer à la société actuelle.»

La faute au capitalisme

Dans Viande à chien comme dans Les champs pétrolifères, les personnages sont avalés par le capitalisme sauvage, à travers un consumérisme fou ou un individualisme criant. En caricaturant un peu, on peut dire que c’est ce monde dominé par l’idéologie du chacun pour soi qui les confine dans la peur de l’autre, dans l’ignorance et dans une vision étroite du monde. Sans sombrer dans la dénonciation stérile d’un capitalisme auquel il serait illusoire de vouloir échapper, les deux spectacles nourrissent une réflexion à ce sujet. 

«Pour moi c’est clair, dit Patrice Dubois, le capitalisme, ou le matérialisme, est la nouvelle religion oppressive qui provoque chez l’humain un repli sur soi, un repli sur des valeurs anciennes, une peur de l’autre et de la nouveauté, une peur de la pensée aussi. Le centre d’achat est le nouveau point de convergence de l’humanité, son seul point de rencontre, à travers la consommation individualiste. Pas de place pour le brassage collectif des idées dans un tel contexte, pas de place pour les nouvelles perspectives, pas de place pour la poésie ou la beauté.»

Son frère en rajoute: «Le capitalisme ne sait pas comment gérer l’ingérable, l’irrationnel, trop de choses humaines lui échappent, alors il se met à écraser ces éléments qui échappent à son contrôle, à les caser, les emboîter et éventuellement les tuer. La seule chose que le capitalisme ne sait pas contrôler, c’est la beauté, donc il la détruit. On s’inspire notamment pour Viande à chien d’un essai de Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, qui avance que le temps, qui appartenait jadis à Dieu, appartient désormais au capitalisme qui essaie de le gérer en invitant le consommateur à repousser ses paiements à plus tard, à s’enchaîner dans les paiements, qui vont peu à peu se mettre à déterminer sa vie. C’est l’immortalité de la consommation, au détriment de l’humain.»

«Je pense, dit Fabien Cloutier, que si le capitalisme est responsable, le phénomène derrière ça est plutôt la perte du sens commun, la perte de l’idée de communauté, qui fait que les gens se comportent uniquement selon leurs valeurs personnelles et vont nécessairement s’enliser dans leur propre confort. Je le dis en étant conscient de ne rien inventer, de pointer une chose déjà amplement nommée, mais c’est la perte d’un idéal collectif, du désir d’un projet unificateur, qui cause pour moi ce retour du conservatisme.»

Et c’est aussi la faute du confort. Le Québec d’aujourd’hui est conscient de sa stagnation. Mais la population demeure souvent apathique, constatent les quatre hommes de théâtre. «L’un des moments qui me fascinent le plus dans Les champs, dit Patrice Dubois, c’est quand le père, un baby-boomer, raconte à la jeune fille comment il est arrivé dans cette banlieue, comment il a pris une maison vide et qu’il en a fait un nid douillet. C’est toute la métaphore de la construction du Québec moderne dans les années 1960. Il dit ensuite que pour une raison qui lui échappe, ils ont arrêté les rénos au sous-sol et c’est resté caverneux: c’est l’immobilisme des années 1980 et 1990, et le lent déclin qui a suivi, l’endettement, l’impossibilité de continuer à progresser. Malgré tout, le confort est resté. Et c’est pour ça que tout stagne.»

Un conservatisme au long cours

La grande question demeure: le Québec a-t-il déjà vraiment cessé d’être traversé de puissants courants conservateurs? Y revient-on seulement parce que la population vieillissante a laissé tomber ses idéaux de jeunesse? «Le fond du conservatisme a toujours été là, répond Olivier Choinière, mais je pense qu’il est désormais plus fort que jamais. Parce qu’avec les années, on a oublié à quel point le conservatisme a été oppressif dans le passé, on a tendance à se souvenir seulement des bons côtés du Québec d’antan, qui n’était pas gangrèné par l’individualisme.»  

Fabien Cloutier fait un constat similaire. «Les gens sont de plus en plus fiers de leur conservatisme, de moins en moins gênés de l’affirmer, même quand il s’articule à travers le racisme. Ces pensées-là ont été décadenassées. Et c’est très préoccupant.»