Cheese, de Nicolas Cantin et Michèle Febvre : La distance entre soi et soi
Il est adepte de la «non-danse» et il aime laisser de l’espace au temps et au silence. Elle a dansé dans une autre vie, avant d’être théoricienne. Nicolas Cantin et Michèle Febvre proposent Cheese, un spectacle inclassable, issu de leur rencontre improbable. Discussion intergénérationelle.
« Je n’avais aucun à-priori dans cette rencontre, dit Nicolas Cantin. C’était vraiment une page blanche.» Invités par Katya Montaignac à se retrouver en studio de répétition pour voir ce qui pouvait émerger du choc de leurs univers, Cantin et Michèle Febvre se sont d’abord assis pour parler. «D’habitude, poursuit Cantin, je déteste ça, cette étape intellectuelle qui, au théâtre, précède l’action. Mais Michèle et moi, c’était une rencontre avec l’inconnu, à plusieurs niveaux, et comme je n’avais pas vraiment d’urgence à créer quelque chose de précis, on a commencé par la parole.»
Ils ont parlé longtemps, pendant qu’un vieux magnéto des années 90 enregistrait leurs discussions sur des cassettes à ruban. Le spectacle qu’ils ont créé à partir de ces enregistrements n’était pas nécessairement destiné à des représentations devant public, mais la tentation de dévoiler un peu de cette rencontre était trop forte. Ce sera un spectacle de peu de mots et de peu de gestes, où la voix enregistrée entrera en dialogue avec le corps de la danseuse, évoquant des souvenirs d’enfance à partir d’un regard distancié, en empruntant les sentiers accidentés de la mémoire.
«J’aime la voix de Michèle, glisse Nicolas Cantin. Elle a une voix presque radiophonique. Une voix qui me rappelle aussi le cinéma, des films portés par une narration féminine, comme Hiroshima mon amour. J’ai eu envie de chorégraphier sa voix.»
«J’étais un peu comme chez le psy, ajoute-t-elle. Je me racontais sans fil conducteur, sans volonté de coincer la parole dans un chemin précis. On n’a pas du tout parlé de danse, sauf quand on a dit notre amour pour Raimond Hogue.»
Danse il n’y aura d’ailleurs pas dans ce spectacle, sinon peu. Cantin, de toute façon, fait un art hybride et il n’est pas vraiment un chorégraphe de mouvements: il organise le temps, les sons et l’espace, mais ses corps bougent très peu. «Je ne voulais surtout pas plaquer quelque chose, ne pas faire avec Michèle des essais physiques qui lui seraient extérieurs. Je voulais éviter la danse, éviter le mouvement pur. Le corps de Michèle, ou disons son énergie, parle déjà beaucoup, alors je ne voulais pas l’encombrer avec trop de mouvement.»
«En danse, poursuit Michèle Febvre, on a tendance à remplir les espaces vides. Du moins dans la danse que je faisais à l’époque. Là, il y a un silence, un immobilisme qui, même s’il est habité, m’a causé un certain vertige au début du processus. Mais il y a dans ces moments-là, dans cette temporalité élastique, un monde de possibilités. En tout cas c’est un univers dans lequel il faut entrer sans poser de jugements, sans à-priori, sans recherche absolue de sens.»
Absence de mouvements ne signifie pourtant pas absence de langage, même dans un spectacle qui contient peu de paroles. «Depuis toujours, le langage m’intéresse, explique Nicolas Cantin. J’ai une relation ambiguë avec le théâtre, toutefois, et avec le texte en particulier. Je trouve que le non-verbal en dit beaucoup plus. Mais tout de même, plus ça va, plus la langue me semble importante dans mon travail. J’ai retenu des morceaux de parole dans les enregistrements, et je suis inconsciemment resté dans l’enfance, dans une perspective un peu matricielle de l’existence. J’aime la distance qui s’installe quand les gens parlent de leur enfance : c’est comme si Michèle parlait de quelqu’un d’autre quand elle parle de l’enfant qu’elle était. En la plaçant sur scène, il y a comme une troisième personne qui apparaît, celle qui est en représentation. Ces jeux de distance et de dédoublement me semblent très riches. D’autant que c’est un portrait de Michèle et aussi un portrait de moi à travers elle. Ce qui, je pense, va créer un certain trouble pour le spectateur.»
Cheese, c’est donc une réflexion sur l’image de soi telle qu’on la porte et la propage, et également telle que les autres la perçoivent. «Quand on dit "cheese" devant la caméra, avec un sourire figé, on crée une représentation décalée de nous-mêmes, une distance par rapport à notre image réelle. C’est tout le sens de ce spectacle, qui traite de la distance entre soi et la perception de soi, entre soi et ce que voient de nous les autres. C’est aussi une méditation sur ce qui reste de nous sur les images qui traversent les époques, pendant que notre corps et notre esprit continuent leur parcours du temps et ne correspondent plus à cette représentation figée d’eux-mêmes. Ce titre renvoie à la mémoire, telle qu’elle s’accroche dans une photographie.»