Les champs pétrolifères : Une louve dans la bergerie
Scène

Les champs pétrolifères : Une louve dans la bergerie

Précédé d’une rumeur hautement favorable, Les champs pétrolifères est le tout premier texte de Guillaume Lagarde, qui marche dans les sillons du grand Harold Pinter. Dans la mise en scène de Patrice Dubois, la richesse de l’écriture n’apparaît pourtant pas de manière si évidente.

Impossible d’analyser Les champs pétrolifères autrement que comme une relecture du Retour, la pièce la plus célèbre d’Harold Pinter. Le texte de Guillaume Lagarde en calque la structure et l’intrigue, montrant les bouleversements que provoquent l’arrivée d’une jeune femme séduisante dans une famille aux relations sclérosées. Avec sa jeunesse, sa fraîcheur, sa beauté et sa nonchalance, Blanche (Marylin Castonguay) jette un trouble et réveille des pulsions sexuelles et cruelles au sein de ce clan dysfonctionnel – chaque membre de la famille cherchant à posséder la jeune fille, à la soumettre à ses fantasmes et désirs, à exercer sur elle un pouvoir malsain. Elle deviendra leur pute, exactement comme Ruth dans Le retour.

La différence, c’est d’abord l’univers de banlieue, conformiste et fermé sur lui-même, et le mépris que ces personnages entretiennent pour la ville et sa menaçante diversité. Mais c’est aussi la présence de la mère dans ce microcosme familial, et la manière dont elle vivra elle aussi une attraction pour la jeune fille et en fera sa poupée, même si au départ elle y résistait. Il n’y a pas chez Lagarde le même rapport à la misogynie que dans l’écriture de Pinter, et sa pièce n’explore pas aussi précisément l’enjeu du pouvoir de la femme dans un monde d’hommes (à travers son pouvoir sexuel). Lagarde s’attaque plutôt à la cellule familiale complète, soulignant ce qu’elle a d’aliénant ou de dysfonctionnel dans un contexte d’individualisme et de confort banlieusard.

Si les hommes de cette famille feront de la jeune «punkette» un jouet sexuel, la mère profitera de sa malléabilité identitaire pour la transformer en une parfaite petite fille de banlieue américaine. Comme chez Pinter, l’adolescente y gagnera en confort matériel et en pouvoir financier. À travers son asservissement, elle acquiert un meilleur statut social. Une métaphore à peine voilée des illusions dans lesquels nous emprisonnent notre quête de la richesse, qui fait de nous les jouets d’une machine capitaliste à laquelle nul ne sait résister, même si s’effrite à travers elle les liens sociaux et familiaux.

La pièce, en ce sens, est éloquente. Mais on ne peut pas dire que cette intrigue soit d’une originalité foudroyante. Lagarde ne dit là rien de plus que ce disait déjà Pinter et je vois mal en quoi il est pertinent de copier presqu’intégralement la structure de sa pièce canonique si c’est pour raconter exactement la même chose.

Tout de même, autre époque, autre langage: les personnages de Lagarde s’expriment bien différemment de ceux du maître anglais. Ils sont plus bavards, d’abord, et c’est à travers la logorrhée que s’exprime l’absence de sens de leurs vies. Trop de mots ne remplissent pas le vide et cette écriture dense et accidentée en fait brillammentla démonstration. Dansce nid familial, la parole trop souvent achoppe.

Quand ils ne se racontent pas dans un imbuvable jargon corporatiste, ils s’insultent crûment, médisent sur leurs voisins ou se perdent dans l’évocation confuse de leurs moyens d’évasion. Se dessine en filigrane un monde parallèle où la vie leur semble moins décharnée. Pour Bruno (Guillaume Cyr), c’est la botanique. Pour Bernard (Jacques Girard), c’est le temps de la jeunesse, ce moment béni où il fumait négligemment la cigarette. Pour Barbara (Annette Garant), ce sont les vieux rêves d’une vie de princesse. Blanche, comme une page blanche, assimile ces influences et laisse son identité être constamment remodelée. Comme les membres de sa nouvelle famille, elle se trouvera propulsée dans une vie sécurisante, même si sexuellement troublée, et surtout fort éloignée de sa nature.

C’est une partition angoissante, qui aurait sans doute nécessité un traitement scénique moins réaliste. La mise en scène de Patrice Dubois multiplie les efforts pour représenter l’intérieur bourgeois et la froideur des relations familiales, mais les acteurs ne quittent pas assez du registre de jeu conventionnel lorsque vient le temps de laisser poindre leurs pulsions refoulées, ou alors les expriment de manière trop affectée. Alors que le texte suppose un monde menaçant et de plus en plus déshumanisé, la direction d’acteurs confine les personnages dans des compositions univoques. Dommage.