Evelyne de la Chenelière et Jérémie Niel / La concordance des temps : L'insoutenable étrangeté du monde
Scène

Evelyne de la Chenelière et Jérémie Niel / La concordance des temps : L’insoutenable étrangeté du monde

C’est un roman singulier, narré par deux personnages dont les identités se confondent et se conjuguent dans une confusion du temps et de l’espace. La concordance des temps, d’Evelyne de la Chenelière, est porté à la scène par le brillant Jérémie Niel.

Il n’y a pas metteur en scène plus approprié pour donner une forme scénique à ce roman atypique et plein d’incertitudes. L’errance, le doute, le vertige, sont les territoires de prédilection de Jérémie Niel, et il les matérialise toujours délicatement, donnant à entendre et à voir l’intériorité de ses personnages par de subtiles amplifications sonores tout en aménageant de nombreux espaces de silence. Dans La concordance des temps, Pierre et Nicole forment un couple de chair et d’esprit, terminant les phrases de l’autre comme si elles étaient leurs. Ils se préparent à rompre en réfléchissant à haute voix à l’étrangeté qui les habite, à leur profonde inadéquation au monde. Niel, maître des ambiances contemplatives et architecte d’un travail sonore sophistiqué (apte à rendre tangibles les mystères de l’âme), est tout désigné pour cette atypique matière romanesque. Il dirige sur scène Evelyne de la Chenelière elle-même, ainsi que James Hyndman

Il est question de langue: une langue qu’ils parlent sans qu’elle n’arrive à exprimer ce qu’ils pensent, une langue à travers laquelle on ne peut se dévoiler authentiquement. Les insuffisances de la langue sont, pour Pierre et Nicole, à l’image de leur incapacité à ressentir le monde, à tâter l’existence.

Jérémie Niel: «Evelyne dit cette incapacité de maîtriser la langue, mais elle le dit avec des mots très beaux. On a travaillé le rapport qu’on peut entretenir, en tant que créateur de théâtre, à la parole et aux mots, on essaie d’aborder les mots de plusieurs manières différentes. Avec des textures radicalement différentes. On passe de la littérature pure (en assumant vraiment le fait que ce soit un texte appris) jusqu’à une forme d’improvisation dans un rapport spontané et libre aux mots. C’est comme si les personnages essayaient de nommer le monde de différentes manières, pour se l’approprier.»

Le metteur en scène de Cendres et Tentatives, pour ne nommer que deux de ses marquants spectacles, approfondit aussi un travail sonore qui, dans son œuvre, est toujours en mouvance. Le roman d’Evelyne de la Chenelière est construit par glissements narratifs: on ne sait pas toujours qui, de Pierre ou Nicole, est en train de prendre parole. Leur fusion mentale est telle que le lecteur n’arrive pas toujours à les départager. Et cette forme vertigineuse permet à Niel de nouvelles explorations avec les micros. «Pierre et Nicole, explique-t-il, racontent qu’ils font le même rêve. Il y a une fusion de leurs pensées, comme s’ils pensaient au diapason. Leur relation a quelque chose de quasiment spirituel; il y a une dimension surnaturelle dans leur connexion. C’est ce à quoi on a essayé de faire écho sur scène, tout en mettant en lumière le grand paradoxe qui les unit: ils décident de rompre alors que c’est tellement évident que leur connexion est forte, hors-norme, ultra-sensorielle. Dans notre mise en scène, leurs voix se mélangent à travers un travail sonore sophistiqué. Cette fois je ne travaille pas seulement avec des micros sans fil, il y aura plusieurs textures sonores. On travaille ainsi sur la confusion des genres, sur la confusion des voix.» 

Amant de la littérature malgré sa tendance à faire des spectacles de peu de mots, Niel évoque Camus pour décrire le sentiment d’incertitude qui agite les personnages. «Il y a chez ces personnages une sorte d’étrangeté dans leur rapport à tout ce qui les entoure, dans leur rapport au monde, à leur propre existence, à leurs corps: une incapacité à saisir le monde, à comprendre ce qu’ils y font, à l’habiter. On les voit un peu comme des nouvelles incarnations de Meursault, le personnage de L’Étranger de Camus. Ils sont en dehors du monde. Comme s’ils étaient anesthésiés. On essaie de transposer ça dans un rapport d’indifférence ou d’engourdissement par rapport à leur présence sur scène, par rapport au théâtre. Tout à coup, Pierre et Nicole sont sur une scène de théâtre, et ils ont toujours un doute sur ce qu’ils sont en train de jouer, ils doutent de ce qui est en train de se passer. Un rapport complexe au temps présent de la représentation.»

C’est un roman indéfinissable. Parions que le spectacle le sera tout autant.