Humour sens dessus dessous / Les Cyniques : La révolution par l’humour
En plus de présenter un colloque sur la fonction de l’humour dans la société, l’observatoire de l’humour lançait il y a quelques jours sa première publication, Les Cyniques – Le rire de la Révolution tranquille, sous la direction de Robert Aird et Lucie Joubert aux éditions Tryptique. Il s’agit, en fait, de deux ouvrages rassemblés sous le même titre: d’une part, d’une anthologie permettant de revisiter de grands pans de l’œuvre du groupe d’humour mordant et, d’autre part, de sept études proposant diverses pistes de réflexion et d’interprétation.
Pour Robert Aird, l’objectif est de décloisonner l’humour et son analyse. «L’un se nourrit l’un de l’autre. Nous avions pensé à deux livres, mais finalement on en a fait un seul, une anthologie et des études rassemblées.»
En cette époque où de nombreux débats de société tentent de se resituer en regard des grands bouleversements de la Révolution tranquille (nationalisme, identité, religion, économie, développement, environnement, etc.), cette percée dans l’œuvre d’un groupe qui allait nettement changer la donne permet de saisir l’importance de l’humour au sein des mouvements sociaux. «Les Cyniques, raconte Aird, ce sont des pionniers de la satire politique et sociale contemporaine. J’insiste sur le contemporain, car il y a eu beaucoup de satire et d’humour politiques avant eux. Mais par leur insolence et leur charge anticléricale, Les Cyniques incarnaient le souffle de liberté des années 1960 qui tentaient de faire table rase en attaquant le clergé et les conservateurs. C’est important de le dire, ce n’est pas la religion qui était visée, mais le clergé: l’Église comme institution de pouvoir. Ils transgressaient à peu près tous les interdits sociaux, faisant des blagues même avec l’inceste ou l’avortement.
Est-ce par nostalgie d’une époque où tout était possible qu’on se propose maintenant de revisiter les origines de la satire contemporaine? «On ne peut plus dire ça aujourd’hui…» À la lecture de l’ouvrage, cette phrase nous suit à toutes les pages. Alors que Les Cyniques ont défoncé les portes pour faire tomber les limites, que s’est-il donc passé depuis? Se sont-elles refermées?
«Aujourd’hui, c’est la rectitude politique. C’est une autre forme de censure. Une forme de sensibilité face à autrui. Au Québec, les médias sont monopolisés, la proximité fait que rire des vedettes de façon méchante, ça ne se fait plus. Tout le monde se connaît, toutes les vedettes se connaissent, elles travaillent ensemble, pour les mêmes médias ou les mêmes émissions, elles ne veulent pas se blesser.»
L’anthologie proposée par l’observatoire de l’humour permet ainsi non seulement de revisiter une œuvre caustique, mais aussi de se remémorer une époque où l’humour décapant – appelons-le radical, par sa charge politique et sociale – n’avait pas à subir l’indignation instantanée. L’éclatement des plateformes de discussion, des tribunes et des formats, à l’ère des médias sociaux notamment, a certainement changé la donne selon Aird. L’humour des Cyniques était encadré dans un espace et dans un temps scéniques ou aucune confusion sur la mise en scène n’était possible: «Il faut dire que Les Cyniques, tout comme le bouffon du roi qui évoluait dans la cour, profitaient d’une immunité. En évoluant dans un espace d’énonciation, soit la salle de spectacle dans le cas concerné, en développant des mises en scène, en incarnant des personnages ou en parodiant des personnalités et en s’affublant de déguisements, le bouffon permet à l’auditeur de comprendre qu’il s’agit bien d’un jeu. La dérision se présente comme un jeu qui permet des attaques, parfois virulentes, sous couvert de la plaisanterie sans risque de représailles. En général, Les Cyniques formulaient des blagues dans la peau d’un personnage ou d’une personnalité parodiée et caricaturée. Il est clair qu’il s’agit bien d’un jeu, qu’ils s’expriment dans un espace ludique, reconnu par le public.» Le livre lui-même, d’ailleurs, hors de ce contexte scénique et de l’époque, n’a pu accueillir quelques blagues plus cinglantes. Un sketch comme Les balayeurs, où un gros briquet était nommé Lise Payette, «une grosse torche», n’a pu, par exemple, y prendre place. Un choix éditorial des directeurs de l’ouvrage, la dame n’étant plus ce qu’elle était à l’époque.
Peut-être aussi que le politically correct dicte même ses limites à ce qu’il faut garder en mémoire…
Les Cyniques – Le rire de la Révolution tranquille
Sous la direction de Lucie JOUBERT et Robert AIRD
Avec la collaboration de Marc Laurendeau et André Dubois
Éditions Triptyque, 500 p.