La concordance des temps : Le ballet de l'incertitude
Scène

La concordance des temps : Le ballet de l’incertitude

C’est une véritable rencontre de grands esprits. En adaptant à la scène l’inclassable roman La concordance des temps, d’Evelyne de la Chenelière, Jérémie Niel arrive à sa maturité en tant que metteur en scène, dans un spectacle elliptique et introspectif d’une grande beauté.

Le roman croise les pensées de Pierre (James Hyndman) et Nicole (Evelyne de la Chenelière), couple au bord de la rupture, dont les réflexions se confondent dans la vie comme dans les rêves. Jérémie Niel en conserve l’essence et articule son travail autour de segments importants du texte, mais au diable l’exhaustivité: il a charcuté, reconfiguré, recomposé. Ce roman obéit d’ailleurs à une logique de pensée très accidentée, fonctionnant par allers-retours et suivant le rythme imprécis des divagations intérieures. Nul besoin d’en calquer précisément la structure.

Restent, dans le désordre, les séquences où Nicole évoque la mort de sa sœur, celles où Pierre raconte son incapacité à jouir de la beauté des plages, celles où Nicole hésite à rompre avec Pierre parce que ce serait « accorder beaucoup trop d’importance à leur couple ». Entre autres. De ces méditations, de ces doutes et de ces angoisses émerge un rapport compliqué avec soi et avec les autres: Pierre et Nicole sont des étrangers à tout ce qui les entoure, des inadéquats en toutes choses, des gens vifs de cœur et d’esprit mais étrangement incapables de profiter de leur vitalité et de reconnaître leur juste place en ce monde et le sens de leur existence.

Jérémie Niel, l’un des plus brillants metteurs en scène québécois du moment, nous a habitués à une esthétique claire-obscure, reposant sur des silences, de la pénombre, des voix et des respirations amplifiées, pour évoquer un monde intérieur agité, pour dévoiler le jeu des pulsions et pour mettre en lumière la solitude originelle de tout homme. Malgré le fait que cette pièce soit bavarde, que les mots y soient à l’avant-plan, cette esthétique contemplative et introspective se greffe ici au verbe et le fait résonner puissamment.  

Encore plus cinématographique qu’à l’habitude, dans un rythme qui rappelle parfois le style Pommerat, La concordance des temps mutiplie les fondus au noir, les clairs-obscurs, la musique enrobante et les images fortes, découpant délicatement les silhouettes ombragées devant une fenêtre lumineuse. Les micros, certes, amplifient les voix et agissent comme réceptacle d’une parole abondante (et urgente), mais ils amplifient surtout les chuchotements, la discrétion, le doute dans la voix, les respirations incertaines. Un subtil dévoilement de l’étrangeté de la voix humaine et de l’étrangeté du corps audible, qui fait écho aux incertitudes de l’esprit.

Découpé en trois parties, le spectacle est marqué par la troublante scène du souper, où Pierre vit un épisode pulsionnel qui rappelle une scène de Tentatives, l’un des précédents spectacles de Niel. S’opère en lui un retour du refoulé, de l’ancestral, du primitif. Sortant de table pour apprivoiser cet état de déroute, il en reviendra transformé, ayant vécu une vive expérience de disparition de soi qui ne lui aura pas nécessairement donné une meilleure connaissance de lui-même. La mort, sans doute, est le seul soulagement de l’homme, tout en constituant sa plus grande hantise. C’est l’une des pistes de réflexion que ce spectacle invite à prendre, s’inscrivant dans une longue tradition de théâtre questionnant concrètement le vertige de la mort, des Grecs jusqu’à Beckett, Ionesco et Peter Handke.