Théâtre à lire: : Ce qui dépasse, d'Annick Lefebvre
Scène

Théâtre à lire: : Ce qui dépasse, d’Annick Lefebvre

2013 tire à sa fin. Ce fut une année tumultueuse mais ce fut aussi une année comme les autres, dans un monde désillusionné que très peu d’écrivains arrivent à observer d’un œil réenchanté. Dans l’édition annuelle des Contes urbains, à La Licorne, la jeune auteure Annick Lefebvre a jeté un œil rétrospectif sur cette année en parlant à sa génération dans le blanc des yeux. Extrait.

N’en faisant qu’à sa tête, Annick Lefebvre ne respecte à peu près aucune des règles du conte urbain dans Ce qui dépasse, un texte-bombe qui accuse le confort et le consumérisme de tous les maux du monde et qui, dans ses nombreux meilleurs moments, passe en revue l’année 2013 en croisant les regards sur la sociopolitique et les autres actualités inclassables. C’est un monologue parsemé de phrases longues et elliptiques, qui pourfend notre amnésie collective mais laisse voir un peu d’espoir dans l’idée du rassemblement. «Nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, fébriles d’excitation, pis on se souvient.» Pour porter cette fougueuse parole, la comédienne Marie-Eve Milot ne manquait pas d’aplomb. Une finale explosive à ce spectacle qui s’est bellement renouvelé en 2013.

Pour dire au revoir à 2013, Voir vous offre à lire un extrait de ce texte périlleux qui porte une parole aussi désespérée qu’optimiste.

 

CE QUI DÉPASSE

Nous étions dix amis tricotés serrés mais lousses de nos liens. Parce que le tricot ça a beau être redevenu à mode, c’est loin d’être totalement réintégré! Parce que si tu donnes deux broches de métal à un dude qui vient d’avoir son doctorat il va essayer de manger son pad thaï avec! Pis parce qu’une « pelote de laine » ça peut pus être autre chose qu’une fille qui se rase pas intégral! Nous étions dix anciens enfants fluos des années quatre-vingt qu’on punissait en les envoyant jouer dehors pis pas en les en empêchant. Dix surprotégés qu’on liftait à deux coins de rues dès qu’il tombait trois gouttes de pluie. Dix paquets d’entrailles d’adolescents Nirvana grunges qui ont jamais eu le « guts » d’honorer le geste de Kurt Cobain. Dix ex-drogués de cours d’écoles dans des corps prématurément maganés de jeunes adultes qui bouffent de la junk mais qui vont au gym, qui travaillent soixante heures/semaine devant des écrans d’ordinateurs mais qui font du yoga chaud pour se replacer les chakras à chaque week-end que le Bon Dieu amène pus parce que pus personne croit en lui. Nous étions dix propriétaires de Chihuahua qui méprisons Paris Hilton, dix détesteurs de hippies qui croyons en l’amour pis qui haïssons l’armée, dix champions de salsa qui nous essoufflons au moindre rigodon, dix révoltés politiques qui votons une fois sur deux. Nous étions dix pis j’étais la plus petite, la plus tough, la plus obstinée. Celle qui même jackée sur des échasses du Cirque du Soleil ne dépasserait jamais personne. Celle que tout le monde embrassait sur le front. Celle que tout le monde dépassait. J’étais celle qui se tenait debout au milieu de la place quand l’assemblée beuglait que les sushis bas de gamme de l’épicerie du 2275 avenue du Mont-Royal Est avait été livrés avec pas de baguettes, pas de gingembre pis même pas de wasabi. J’étais celle qui se vissait les pieds dans le plancher de prélart de cet appartement meublé IKEA de la rue Parthenais. Celle qui, entre le sapin artificiel avec les boules de plastique biodégradable, le village de Noël Star Wars avec les sabres lasers qui glow in the dark  pis la crisse de grosse montagne de cadeaux made in China,emballés dans des vieilles éditions du Devoir pour faire plus éco-responsable, regardait ses amis dans le cœur pis pas d’ins yeux. Parce sa grandeur lui permettait ça. Regarder sa génération dans le cœur pis pas d’ins yeux.

 

J’ai jamais cru au Père Noël pis aux miracles mystiques

Mais ce soir j’intercepte tout ce qui dépasse de mes amis

Je saisis leurs dernières pensées de 2013

Pis je vous les catapulte en pleine face

 

Tous les dix, nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Terriblement seuls avec nos souvenirs de 2013. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, attroupés autour de l’îlot de cuisine STENSTORP à quatre cents quatre-vingt-dix-neuf dollars, pis nous hurlons : « 10-9 » ! Pis on se souvient de la fois où on est entré en collision avec une Honda Civic rouge vif publicisée par Martin Matte, dans le parking glissant du Costco du Marché Central. On se rappelle de la pluie verglaçante de novembre 2013, de notre fausse manœuvre pis des assurances qu’on avait négligées de renouveler. Parce que le « labor » des mille trois cents travailleurs de l’usine Électrolux de L’Assomption était pus assez « cheap » pour la multinationale qui les employait. Parce que la compagnie avait mis la clef dans porte pis des centaines de familles dans dèche. Parce que le gouvernement provincial avait sauvé sa peau pis pas celle des travailleurs. Parce que le chèque de chômage couvrait pas les paiements de l’hypothèque. Pis parce qu’on préférait manger les trois repas par jour qui nous maintiendraient en santé plutôt que de payer pour une couverture automobile complète. Nous sommes une dizaine, à nous asperger le visage d’eau glacée dans l’évier BOHOLMEN à cent quatre-vingt-dix-neuf dollars, pis nous hurlons: « 8-7 » ! Pis on se souvient du jour où on a décidé d’arrêter de fumer pis où on a réussit du premier coup. Sans acupuncture, sans patchs, sans Nicorette, sans Ziban, sans malaise, sans rechute. Parce que les escaliers étaient devenus too much difficiles à monter. Parce que notre loft récemment rénové du Mile-End empestait le tabac froid. Parce que c’était plusse que poche de « puffer » en dessous d’une hotte de four pis de se geler le cul sur le balcon en pantoufles à moins quarante l’hiver. Parce qu’on avait la voix d’un trucker obèse de l’Ouest canadien pis le teint pâle du soûlon qui jouait son chèque de BS sur les machines à poker du bar « bienvenue aux dames » de Parc-Extension où on avait abouti après avoir mangé de l’indien crissement spicy du Malhi Sweets, avec notre meilleure chum de fille, le printemps passé. Pis parce que le diagnostic de cancer du poumon de notre mère avait eu l’effet d’une séance d’électrochocs qui nous avait ocroyé tous les courages.

Tous les dix, nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Terriblement seuls avec nos souvenirs de 2013. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, entassés sur le canapé modulaire KIVIK à mille sept cents vingt-neuf dollars, pis nous hurlons : « 6 » ! Pis on se souvient de cette journée magnifique où nous avons emménagé chez notre amoureuse, dans Villeray. On se souvient des vieux t-shirts de Batman, des Simpsons pis de Superman auxquels elle a accepté de faire de la place dans les tiroirs de sa commode. On se rappelle de nos jeans troués, de sa jupe Guess pis de ce long métrage qui raconte l’histoire de Sarah qui préfèrela course. On se rappelle du sourire de Jean-Sébastien Courchesne, de la fierté de Fanny-Laure Malo pis de la robe de Sophie Desmarais sur le tapis rouge de Cannes. Pis d’être allé voir le film de Chloé Robichaud, au Beaubien, dans le soleil resplendissant du début de l’été. On se souvient des effluves de pop-corn qui embaumait la salle de cinéma dans laquelle on s’était embrassés comme des amants suaves de blockbusters américains poches présentés chez Guzzo. Pis on se rappelle d’avoir pensé que c’était le plus beau jour de notre vie.

Tous les dix, nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Terriblement seuls avec nos souvenirs de 2013. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, à se retenir de sauter sur le matelas FLOKENES à trois cents quatre-vingt-dix-neuf dollars, pis nous hurlons : « 5 » ! Pis on se souvient de ces matinées de février pis d’orgasmes où on évoquait la possibilité d’avoir des enfants pis de les concevoir tout de suite, là, maintenant. De flusher la pilule, de mettre la chainsaw d’ins condoms pis de refaire l’amour. Longuement. Avant que la vieillesse nous pogne. Avant que trop de cynisme nous bouffe. Avant que la planète se déchire. On se rappelle de cette urgence pis du minuscule bémol qui nous rattrapait. Celui de ce petit rien dont nous sommes porteurs. Ce petit rien transmissible pis mortel qui n’est pas le Sida mais que nous refusons de léguer à notre progéniture. Ce petit rien qu’il faudrait contrôler médicalement pour éviter à notre enfant d’en être atteint. On se souvient de cette entreprise hasardeuse qui nous donnait la chienne pis de notre décision de plonger. Convaincus que notre amour pouvait triompher de tout. Nous sommes une dizaine, à glisser nos doigts sur les ouvrages de la bibliothèque BILLY à quatre-vingt-dix-neuf dollars, pis nous hurlons : « 4 » ! Pis on se souvient de cette jeune fille de vingt-trois ans qui était passée à Tout le monde en parle, la saison dernière. Cette écrivaine pleine de « tork » pis de talent qui était atteinte d’une tumeur inopérable au cerveau. On se rappelle de Vickie Gendreau, de sa poésie de roc qui rockait toutes les places où elle passait, des milles fennecs qu’elle élevait dans sa talle… pis de son envolée glam vers les étoiles.

Tous les dix, nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Terriblement seuls avec nos souvenirs de 2013. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, à fixer le téléviseur Sony de cinquante-deux pouces qui trône sur son meuble BESTA à neuf cents soixante dollars, pis nous hurlons : « 3 » ! Pis on se souvient du nom d’Edward Burkhardt, président de la Montreal, Maine and Atlantic Railway, mais on ne se souvient pas des noms de Marie-Sémie Alliance, Diane Bizier, Yannick Bouchard, Guy Bolduc, Stéphane Bolduc, Marie-France Boulet, Yves Boulet,  Frédéric Boutin, Geneviève Breton, Karine Champagne, Alyssa Charest-Bégnoche, Bianka Charest-Bégnoche, Sylvie Charron, Kathy Clusiault, Talitha Coumi-Bégnoche, Réal Custeau, Denise Dubois, Maxime Dubois, Marie-Noëlle Faucher, Natachat Gaudreau, Jacques Giroux, Michel Junior Guertin, David Lacroix-Beaudoin, Gaétan Lafontaine, Karine Lafontaine, Stéphane Lapierre, Jo-Annie Lapointe, Henriette LaTulippe, David Martin, Roger Paquet, Éliane Parenteau-Boulanger, Mathieu Pelletier, Éric Pépin-Lajeunesse, Louisette Poirier-Picard, Marianne Poulin, Wilfrid Ratsch, Martin Rodrigue, Jean-Pierre Roy, Kevin Roy, Mélissa Roy, Andrée-Anne Sévigny, Jimmy Sirois, Élodie Turcotte, Joanie Turmel, Lucie Vadnais, Jean-Guy Veilleux pis Richard Veilleux, victimes du déraillement de train de Lac-Mégantic. Mais on se rappelle de l’insistance des micros de TVA postés à deux millimètres de la face de leurs proches en pleurs. On se souvient du journalisme à sensation qui nous donnait envie de pitcher nos écrans plats dans les murs mal insonorisés de nos condos neufs d’Hochelaga-Maisonneuve. On se rappelle des éditorialistes licheux de libre-échange de La Presse pis du manque de rigueur médiatique qui accentuait notre impuissance, notre colère, notre rage. Nous sommes une dizaine, à repousser les rideaux DAGNY à quatre-vingt-neuf dollars, pis nous hurlons : « 2 » ! Pis on se souvient de ce voyage de cinq semaines qui devait nous éloigner du connard qui nous avait flushé par texto. De nos babys-boomers de parents qui ne comprenaient rien à notre existence. Pis des six années de rapports d’impôts en retard qui traînaient sur notre bureau bordélique de travailleur autonome. On se rappelle de cet exil bénéfique qui nous avait donné envie de déserter le Québec pour de bon. De faire notre nid ailleurs. Là où la potentielle laïcité de l’état ne transforme pas l’exercice de notre liberté individuelle en acte de provocation ostentatoire. Là où le véritable débat social s’accomplit autrement que dans un affrontement de cinq minutes à Bazzo.tv. Là où l’élite intellectuelle est mise de l’avant.

Tous les dix, nous sommes ensemble mais nous sommes seuls. Terriblement seuls avec nos souvenirs de 2013. Mais nous sommes dix comme nous sommes huit millions. Nous sommes une dizaine, fébriles d’excitation, à piétiner le tapis ALMSTED à deux cents quatre-vingt-dix-neuf dollars, pis nous hurlons : « 1 » ! Pis on se souvient de ce matin du vingt-huit mai où on avait appris qu’une jeune cycliste de trente-quatre ans avait été frappée par un camion benne, au coin des rues Molson pis Masson, dans Rosemont. De ce matin d’angoisse où son état était critique pis où elle luttait férocement pour sa vie. On se souvient que nos profils Facebook étaient remplis d’abasourdissement pis de bons mots pour Audrey Talbot. On se rappelle de la chaîne de solidarité qui s’est instantanément créée pis de s’être dit que ça aurait pu être nous, cette fille dont la pression cherchait à revenir à onze. Que ça aurait pu être notre meilleure amie, cette fille qui se battait avec âme, avec courage, avec acharnement. Cette fille dont tout le corps allait devoir être régénéré. On s’était dit qu’elle représentait toute notre génération, cette fille dont le cœur pis les yeux revenaient lentement vers ceux qu’elle aimait, s’accrochaient délibérément à eux.  Cette fille qui reprenait vie en s’appuyant sur ses souvenirs. En prenant l’avenir comme espoir de mieux être. En se relevant lentement. Avec force, avec persévérance, avec lumière. En beauté. Nous sommes une dizaine, avec nos flûtes à champagne HEDERLING à deux dollars quatre-vingt-dix-neuf, pis nous hurlons: « Bonne année! » sublimement euphoriques dans les effusions d’enchantement des premières secondes de janvier 2014.

On rêve toujours que Paul Houde soit présent. Parce que personne ne constate à quel point le décompte qui nous mène de l’autre bord est important. Digne d’être commenté dans le détail par un analyste d’expérience. On voudrait que le mémorisateur chevronné qualifie les dix secondes qui précèdent la coulée du champagne pis le premier french d’amour passionné de nos amis gays, d’exploit mondial pis de record olympique des jeux de Sotchi. On rêve toujours que Paul Houde soit présent. Pour halluciner de bonheur à notre place en direct live de notre quatre et demie meublé suédois dela rue Parthenais. On voudrait que le commentateur répande sa fierté quand les convives s’esclaffent de plaisir en pitchant de l’affection gratuite pis des confettis multicolores dans les cheveux fraîchement coupés de leurs amis. Pis sur leurs chandails de cachemire en spécial achetés chez Simons. On rêve toujours que Paul Houde soit présent. Pis on fait semblant d’avoir tout oublié de l’année qui s’achève. Jusqu’à ce que la petite qui nous regarde dans le cœur pis pas d’ins yeux décide que notre histoire mérite qu’onla raconte. Jusqu’à ce que je déclare que personne n’a le droit de se réveiller, le premier janvier au matin, en disant qu’il ne se souvient plus de rien. Jusqu’à ce que j’affirme que c’est notre amnésie collective qui dépasse de tous.  Pis qu’il faut réapprendre à se souvenir de Nous.