Olivier Kemeid / Icare : Science sans conscience
Assisterons-nous à une rencontre des grands esprits? Dans Icare, qui ouvre la saison d’hiver au TNM, les magiciens de l’imagerie 3D Michel Lemieux et Victor Pilon s’associent à la plume alerte et érudite d’Olivier Kemeid pour revisiter le mythe. Entrevue avec l’auteur.
Olivier Kemeid connaît bien sa culture grecque antique. Dans son œuvre, il l’a quelques fois réinterprétée, notamment dans les pièces L’Énéide et Bacchanale. Verbomoteur à la pensée précise et à l’intelligence vive, il met pour la première fois son érudition et son sens dramatique au service du travail théâtralo-technologique de Michel Lemieux et Victor Pilon, dans un spectacle où le verbe sera aussi important que l’image.
Icare est l’un des mythes grecs les plus connus et les plus évocateurs: le récit de ce jeune homme ambitieux qui brise ses ailes au contact du soleil est d’une universalité criante et sa chute rappelle la folie des hommes dans leur marche vers le progrès. Mais le théâtre s’y intéresse que depuis peu. Aucun des tragédiens grecs n’avait écrit sur la chute d’Icare, et les quelques traces écrites de ce mythe sont chez Ovide et chez de rares auteurs qui ne lui consacrent généralement que quelques passages. C’est donc surtout en lisant des chercheurs et analystes de toutes les époques que Kemeid a trouvé nourriture pour imaginer un récit qui s’intéresse davantage au père, Dédale, qu’au fils imprudent que la mythologie a canonisé.
«Dédale est peut-être le premier scientifique fou, le premier à qui on peut accoler l’adage de Rabelais "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme". On a travaillé à partir de cette idée que le progrès est souvent réalisé dans une exaltation de la pensée qui néglige la responsabilité humaine. Le spectacle propose une réflexion sur les limites du progrès et de l’innovation.»
Mais s’il a créé pour lui et son fils des ailes de cire capables de les faire voler, Dédale est aussi l’inventeur du labyrinthe et Kemeid voit avant tout en lui un architecte. «Il me rappelle en fait Le Corbusier, que j’admire profondément et dont les idées parfois utopistes me semblent proches de l’esprit de Dédale. Il faut dire aussi que je suis fils d’architecte et que ces liens entre eux me sont ainsi apparus naturellement. En m’intéressant de plus près à la vie du Corbusier, j’ai d’ailleurs découvert encore plus de correspondances, qui ont nourri le spectacle.»
La pièce, si elle repose sur une imagerie 3D imposante et, comme toujours chez Lemieux-Pilon, sur une interaction entre des personnages de chair et des personnages virtuels, est aussi et surtout un dialogue entre le père et le fils à travers lequel se manifestent des personnages et des images issus de leur inconscient. «Michel et Victor parlent parfois de Carl Gustav Jung pour évoquer cette idée de faire apparaître des figures oniriques, à travers ce que Jung appelait la psychologie des profondeurs, qui scrute l’âme et l’inconscient. Je dirais de mon côté que j’ai davantage puisé dans des notions freudiennes. Quoi qu’il en soit, ce sont deux fils qui discutent d’art et d’élévation, qui sont traversés par un grand désir de création, d’atteinte du plus grand que soi, et qui verront rapidement les limites de cette pensée absolutiste même si elle ne cessera jamais de leur apparaître grandiose.»