Jeux de cartes / Entrevue avec Robert Lepage : Cosmologie scénique
«Je veux que mon théâtre soit cosmologique.» Ainsi s’exprime Robert Lepage au sujet de sa nouvelle tétralogie Jeux de cartes, dont les Montréalais s’apprêtent à voir les deux premiers volets, Pique et Cœur, sur la scène circulaire de la Tohu. Embarquement pour un long voyage.
Sortez tambours et trompettes: le théâtre total et technologique de Robert Lepage sonne encore à nos portes. La conférence de presse qu’il donnait hier à la Tohu avait en elle-même des allures événementielles et l’excitation des spectateurs est aisément compréhensible: Lepage s’est consacré davantage à l’opéra ces dernières années et son retour au théâtre, avec ces deux pièces qui circulent en Europe depuis déjà plusieurs mois, était férocement attendu. Paraît que l’enchantement est au rendez-vous, si l’on se fie aux critiques français qui ont reconnu en Lepage le «grand magicien de la scène» qu’il a toujours été (Le Monde) et sa manière de «sublimer la verticalité» (Le Figaro). Même si, comme d’habitude chez le grand maître du théâtre d’images, la naïveté et la banalité des dialogues hérisse.
Il y a du moins consensus sur son inventivité à occuper le plateau circulaire et à y faire apparaître, par l’une ou l’autre des 36 trappes, des éléments de décors constamment renouvelés (portes, escaliers, structures mobiles). Lepage dit qu’il cherche à créer sur scène un véritable monde. On lui reconnaît volontiers cette capacité. Comme celle de créer les plus fabuleux déplacements scéniques qu’il nous ait été donné de voir au théâtre depuis deux décennies: ses personnages naviguent constamment entre le Québec, l’Amérique, l’Europe et l’Asie, changeant de continent au rythme des mouvements du décor modulable ou en phase avec les écrans et les mondes qui s’y dévoilent. Avec Pique et Cœur, cette fois, cap sur le monde arabe.
«Plus on a fouillé sur les origines du jeu de cartes, dit-il, et sur l’origine du tarot, qui y est intimement liée, plus on est atterris dans le monde arabe. Ce fut fascinant de constater à quel point la culture occidentale est fondée sur la culture arabe ancienne, même si on a aujourd’hui tendance à la considérer comme lointaine et un peu barbare, à en faire du moins une entité extérieure à notre culture. Mais nous sommes profondément arabes, même si on le renie. Toute la culture occidentale, venue des Grecs, est d’abord fondée sur la culture orientale et arabe ancestrale. L’algèbre, le monde des sciences, la cosmologie, la langue arabe qui est présente dans le ferment de la langue française: ce sont les matériaux qui nous ont servis à construire un récit à multiples dimensions.»
Avec sa distribution mutliculturelle composée d’acteurs québécois, espagnols, anglais, allemands et algériens, Lepage propose dans le premier spectacle, Pique, une plongée dans l’univers du jeu et dans le ventre de Las Vegas, avec ses paillettes clinquantes et ses reconstitutions de la Tour Eiffel ou des pyramides d’Égypte. Par glissements, l’action se déplace vers Bagdad, où les tirs retentissent et les bombes explosent. S’y chevauchent la sociopolitique, les regards crus sur la Société du spectacle, les histoires d’amour et d’exil. Du Lepage, quoi.
«On a pris les systèmes mathématiques qui viennent avec les jeux de cartes, explique-t-il, pour développer des structures dramatiques et scéniques. Ça nous a souvent permis de réfléchir différemment, d’élargir nos perspectives. À l’image de l’algèbre et de la cosmologie arabe, on a voulu créer un cosmos, créer un monde. J’aime cette idée de créer une planète, j’aime la cosmologie.»
L’aventure se poursuivra dans Cœur, où l’on se déplace vers l’Algérie à l’époque de sa colonisation par la France, avec les tensions que tout cela suppose. Mais de tout cela nous vous reparlerons sous peu…