Le souffleur de verre / Entrevue avec Denis Lavalou : En avant vers le déclin
Scène

Le souffleur de verre / Entrevue avec Denis Lavalou : En avant vers le déclin

Conte cruel à saveur beckettienne, Le souffleur de verre permet à Denis Lavalou de livrer sa radioscopie d’un monde qui marche vers sa propre finitude en se repliant sur lui-même. Une démarche longuement mûrie.

C’est grâce au journal Voir qu’est née cette pièce de Denis Lavalou. Oui, oui, votre journal culturel favori. En 1998, le comédien désire participer à un concours de nouvelles organisé par le journal, qui demande à ses lecteurs de s’inspirer d’une phrase tirée du roman Train d’enfer, de Trevor Ferguson. «Ils montaient vers le nord dans le noir de la nuit, et si l’on peut encore donner un sens au mot prière, je suis certain qu’au volant de sa vieille Dodge, Parker priait.»

Il en parle aujourd’hui avec son enthousiasme caractéristique. «C’est alors que s’est précipité dans ma tête un amas de répliques, une sorte de musique verbale. Il n’y avait pas de récit au départ, juste un théâtre de voix qui se chevauchent, autour de l’histoire de Parker dans sa vieille Dodge. J’ai travaillé sur ce texte très souvent par la suite, pendant des années, pour finalement accoucher d’un conte cruel, d’une fresque chorale pour 13 acteurs.»

Comme dans En attendant Godot, ces personnages formant une petite communauté sont obsédés par une idée aliénante. Comme chez Ionesco, ils vivent dans l’absurdité et l’incommunicabilité. Et comme dans Dogville, de Lars Von Trier, ils voient leur train-train bousculé par l’arrivée d’étrangers dont ils ne savent que faire. Ce sont 12 personnes qui ne peuvent plus sortir de leur village, et l’on devine que c’est parce que tout est détraqué à l’extérieur. Ils se racontent toujours la même histoire, celle de Parker, le dernier étranger à s’être installés au village et qui a quitté par la route du Nord après que la communauté ait refusé d’aider son fils malade.

«Ce sont des archétypes, explique Lavalou. Il y a la commère, la sourde, la mère, le fils, le père, le patron, la savante et l’homme-colère, entre autres. Quand est parti Parker? Qui l’a vu pour la dernière fois? Ce sont les deux questions que ces villageois ressassent pendant tout le premier acte: on peut s’imaginer qu’ils se les répètent depuis plus de vingt ans. Puis arrive un nouvel étranger dans le village, qui est accueilli avec une grande stupeur et qui se met rapidement à poser des questions sur la maison de Parker. Ces gens-là, que la peur de l’autre ont rendu extrêmement racistes et xénophobes, vont finir par conspuer cet étranger en l’accablant de tous les maux, puis à l’expulser en l’envoyant vers la route de laquelle on ne revient jamais.»

Le spectacle est ainsi porté par une vision apocalyptique, cette communauté se refusant toute ouverture à l’autre et se campant dans un repli qui la mènera à sa perte. On peut y voir une représentation d’un monde dans lequel grandit la peur et l’obsession de la sécurité, aidé en cela par une montée de la droite et des intégrismes religieux qui capitalisent sur cette peur. Mais la perspective de Denis Lavalou est plus large, de portée plus intemporelle et universelle.

«C’est moins l’état extrême de la planète que je questionne qu’un état extrême de l’être humain qui se replie sur lui-même. C’est une satire de l’être humain, d’une façon très générale. Qu’il s’agisse de religion, de politique, de sectarisme, on retrouve partout le même principe d’atavisme chez l’être humain, le même rejet, la même peur de l’autre, partout dans le monde. C’est ancré en nous, et les politiciens de droite construisent à partir de cela mais ils n’inventent rien.»

La partition, dense, jette aussi un œil critique sur une société qui s’est soudainement remise à valoriser la prise de parole, notamment à travers les réseaux sociaux, mais qui a perdu la capacité de construire à partir de cette parole. «Je trouve qu’actuellement on parle beaucoup. Tout le monde donne son opinion, tout le monde s’exprime, tout le monde pense que son point de vue lui donne un certain pouvoir sur les autres. Mais ça ne veut pas dire qu’on crée de la discussion réelle, de l’évolution, de la pensée. Ça me semble être une discussion collective sans queue ni tête qui ne mène à rien. Même que je m’interroge beaucoup sur les révolutions du Maghreb, qui ont été propulsées par les réseaux sociaux mais qui n’ont abouti à rien, qui ont en fait mené à une nouvelle dictature par la prise du pouvoir par l’armée, et à la remontée des intégrismes religieux. Peut-être que ça aura des impacts plus positifs à long terme, mais pour l’instant, c’est nada. C’est effarant.»

Sur scène, les comédiens formeront une sorte de chaîne humaine, un corps à 13 voix qui s’exprime selon des mouvements précis. «J’ai construit ce texte là comme une partition musicale, explique Lavalou. Mes indications scéniques sont toujours des indications de rythme, de hauteur de voix, d’allegro, andante. Les acteurs ont compris progressivement que ce n’est pas dans le mot et dans la phrase qu’on trouve le sens mais vraiment dans le mouvement. C’est le point d’aboutissement de ce mouvement qui nous fait comprendre ce qui s’est raconté et ce qui s’est passé, ce qui crée une narrativité particulière, une réinvention du récit.»

Le spectacle est dédié à la mémoire du comédien Denis Gravereaux, qui a subitement quitté ce monde en décembre et qui, la veille encore, répétait ce spectacle. Il a été remplacé à pied levé par Bernard Meney.

«La mort de Denis donne un sens supplémentaire au spectacle», conclut le metteur en scène.