De la visite japonaise au Bain St-Michel : Une comédie musicale kabuki-pop
C’est rare, de la visite japonaise sur nos scènes. Montréal accueille la compagnie Ryuzanji pour 5 représentations de la foutraque comédie musicale Hanafuda Denki (The Dance of Death), une pièce ludique et expérimentale de Shuji Terayama, véritable légende japonaise dont l’œuvre protéiforme et passionnante est totalement méconnue ici-bas. Reportage.
Peu des ses poèmes ou de ses œuvres dramatiques sont traduits en français, et pas vraiment davantage en anglais. Pour cette raison, et par d’autres mystérieuses circonvolutions de l’existence, le nom de Shuji Terayama ne vous dira sans doute pas grand-chose. Et pourtant, l’œuvre est vertigineuse et fascinante, flirtant autant avec le théâtre qu’avec le film expérimental, parfois de manière strictement formaliste, même un peu maniérée, parfois dans un rapport colérique avec le monde et surtout ses élites ou son establishment. Une œuvre subversive et indisciplinée qui peut se lire à partir de très nombreux éclairages et qui, tout en faisant honneur au génie nippon, s’oppose à un Japon engoncé dans la tradition.
Tapez son nom sur Youtube et vous verrez un peu de cette singularité en action. Devenu poète de façon précoce, Terayama était également boxeur et s’est rapidement intéressé au corps autant qu’aux mots. De sa passion pour Artaud, il a gardé un goût pour l’exploration de l’inconscient, des noires pulsions, du corps primitif et du sacré, essayant aussi de se rapprocher par l’écriture de l’âme pure, du fonctionnement du cerveau, de la métaphysique. Son théâtre a des accents felliniens et propose l’onirisme comme méthode d’appropriation du monde, à travers une étrangeté savamment construite et un sens inné de l’image, mais aussi par le biais d’un théâtre quasi-forain et parfois érotique, qui explore l’éveil sexuel.
Dans ses propres mises en scène, les visages maquillés de blanc évoquaient l’art ancien du buto, mais il a réinventé cette tradition en la faisant côtoyer l’expressionnisme allemand. Ses personnages fardés d’une infinie blancheur rappellent les fantômes qui hantent nos vies (Terayama est notamment obsédé par l’enfance et par la figure de la mère perdue) mais ils mettent également l’homme en contact avec sa finitude annoncée.
Une œuvre intarissable
«Je suis depuis toujours fascinée par le travail vidéographique de Terayama», dit Saori Aoki, la metteure en scène de Dance of the death, rencontrée au Bain St-Michel la veille de la première montréalaise. «Il y a dans son travail un fort onirisme, une plongée dans l’enfance et dans des images matricielles qui se fait dans une logique accidentée, à travers une narrativité fragmentaire et étrange, qui évoque le monde des rêves de manière très colorée. Il me rappelle aussi Lewis Carroll: chacune de ses œuvres filmiques pourrait être vue comme une relecture japonaise déjantée d’Alice au pays des merveilles.»
Elle a été mandatée pour monter cette pièce par le grand manitou Show Ryuzanji, directeur artistique de la compagnie Ryuzanji, qui occupe avec peu de moyens un créneau à part dans le paysage tokyoïte en se consacrant autant au répertoire classique qu’aux textes contemporains ou aux formes hyperspectaculaires inspirées du musical. «Quand Terayama est mort en 1983, dit-il, j’ai eu envie de monter plusieurs de ses pièces et j’entretiens depuis une relation soutenue avec son oeuvre. J’aime l’onirisme de son écriture mais il est surtout fascinant parce qu’il était dans une quête perpétuelle de lui-même, parce qu’il allait toujours au bout-de-soi, ne se lassant jamais de la découverte de ses origines et de réfléchir à la condition humaine. Son œuvre est variée, vertigineuse, impossible à contenir, et c’est le travail d’une vie que de s’y consacrer.»
Même son de cloche de la part du traducteur Toyoshi (Yoshi) Yoshihara, qui a joué les entremetteurs entre le Montréalais Guy Sprung (Infinitheatre), et la troupe de Ryuzanji. Celui qui a notamment traduit en japonais des textes de Wajdi Mouawad et de Carole Fréchette décrit le travail de Terayama en insistant sur le caractère inclassable de sa poésie. «Il était subversif. Non seulement son art était en rupture avec les traditions japonaises mais il était aussi contre l’establishment. Mais c’est son souffle poétique, sa langue, son sens de l’image, qui le caractérisent le mieux.»
La danse de la mort
Hanafuda Denki (The Dance of Death) est sans doute l’une des oeuvres les plus légères de Terayama. Vaguement adaptée de L’opéra de Quat’sous, de Brecht, elle en calque surtout l’esthétique issue du cabaret allemand et l’intrigue amoureuse. C’est l’idylle d’une jeune morte et d’un petit escroc, celui-là bien vivant, et en tous points semblables à Mack-the-Knife, que les dialogues et les 23 chansons racontent joyeusement. Campée dans la Maison des morts, l’action met en scène une famille de cadavres confrontée au tabou d’une relation amoureuse entre une morte et un vivant et propose en filigrane une réflexion candide sur le sens de la vie.
Le marionnettiste et metteur en scène québécois Antoine Laprise (Théâtre du Sous-marin jaune), a vu la pièce au Japon, où il vient de passer six mois pour une résidence de création. «C’est un texte fantaisiste et assez léger, dit-il, qui met en scène des fantômes et des morts dans une tonalité un peu excessive, qu’on pourrait assez facilement comparer au Rocky horror picture show ou à Beetlejuice. Mais la langue est vraiment poétique, un peu déglinguée, et je pense qu’hélas on en perd la richesse dans la traduction par surtitres. On ressent tout de même un peu la singularité de l’écriture. C’est un spectacle assez foutraque.»
Laprise, fasciné depuis l’adolescence par le pays du Soleil Levant, travaille à un solo marionnettique autour de la figure du musicien contemporain Otomo Yoshihide. Il a vu beaucoup de théâtre au cours de son séjour et précisera que «c’est un spectacle d’une rare énergie. Pour le spectateur occidental, il y a quelque chose de déroutant dans le jeu d’acteur des Japonais, qui est très démonstratif mais surtout très généreux et très joyeux, joué avec un entrain hyper-contagieux.»
Terayama a déjà dit : «Nous naissons et nous sommes déjà des cadavres imparfaits». C’est cette phrase qui a inspiré la metteure en scène Saori Aoki et qui l’a menée à s’intéresser à l’œuvre avant-gardiste du grand poète. «J’étais une enfant très agitée et angoissée, mais quand j’ai lu cette citation, je me suis soudainement sentie légitime comme être humain, débarrassée d’un poids.»
«Cette pièce, poursuit le traducteur Toyoshi (Yoshi) Yoshihara, c’est une inversion de la réalité. Les morts y sont rois et les vivants y sont observés avec circonspection. Terayama cherche à bouleverser les perceptions, à sortir du cadre habituel de réception, à multiplier les décalages et à voir le monde sous un angle inédit, pour remettre en question nos mauvaises habitudes, nos travers, nos mauvais plis. Le tout est fait de façon légère, avec humour et ironie, mais c’est une pièce somme toute un peu philosophique qui nous invite à ne pas prendre la vie pour aquis, à nous sortir de notre paresse existentielle et à réveiller nos passions.»
Kabuki pop
À Tokyo, les spectacles de la compagnie Ryuazanji sont fréquentés par un public jeune et aventurier, en quête de théâtre expérimental. Le directeur artistique parle lui-même de «théâtre underground», ce qui ne signifie pas que la troupe soit confidentielle: elle se produit très souvent à l’étranger (en Corée, en Chine, un peu à New York, où elle atterrira après les représentations montréalaises). Expérimental, leur travail l’est surtout à cause de son éclectisme. Aucun genre n’est négligé, et le kabuki, forme japonaise traditionnelle qui s’appuie sur des représentations hyperboliques des émotions humaines, est joyeusement revisité et déconstruit. Avec juste ce qu’il faut d’insolence.
«Mon travail est expérimental, ajoute Saori Aoki, mais surtout ludique: je m’amuse avec l’esthétique que Terayama a inventée et, bien sûr, j’y ajoute une distance ironique, un point de vue décalé. Je me plais à croire qu’il regarde mes pièces, sur un nuage au paradis, et qu’il s’esclaffe.»
C’est en tout cas ce qu’on souhaite aux spectateurs conviés au Bain St-Michel par Infinitheatre. De la visite rare, ça ne se refuse pas.
Le spectacle est présenté en japonais avec surtitres français et anglais