Jeux de cartes 1 : Pique : À la ronde
Visuellement puissant, Pique confirme la maîtrise scénique du plateau par le grand Robert Lepage, l’une de nos plus grandes fiertés nationales. Mais le spectacle souffre de la pauvreté des dialogues et de la difficile inscription de l’intrigue dans les réseaux symboliques issus des jeux de cartes.
Personne ne réussit mieux que Robert Lepage à créer un théâtre qui transporte. Même si la presque totalité de l’action de Pique est campée à Las Vegas et ses alentours, la scène ne cesse d’être réinventée, transformée, tourneboulée, dans une fluidité que Lepage maîtrise mieux que quiconque et qui revêt les atours de la simplicité malgré la sophistication de l’appareillage technologique dans lequel tout cela se déploie.
Sur la scène circulaire surgissent des portes, des tables, des lits et des comptoirs sur lesquels s’appuient des personnages à demi-enfouis dans le sol. Du plafond descendent des chaises et des lampes qui retournent rapidement vers les cieux. Si cette frénésie scénographique réussit à évoquer une infinité de lieux (bars, chambres d’hotel, piscines), dans une perspective cinématographique, elle crée aussi une véritable poésie visuelle qui repose sur la tension entre la circularité et la verticalité, autrement dit entre l’interconnectivité de toutes choses et leur caractère insaisissable. Car c’est bien ce que raconte Pique en déroulant les existences d’une poignée de personnages dont la vie va foutre le camp au casino. Tous interreliés, possiblement chamboulés par la rencontre inopinée qui va s’opérer entre eux dans les corridors, ils se voient rapidement décontenancés par des revirements de situation dus au hasard, à la malchance ou à une soudaine apparition du mystique.
Le spectacle devient fort intéressant lorsqu’il entre davantage dans ce territoire mystique et lorsqu’il reprend des éléments de la mythologie arabe (notamment dans la scène finale où l’un des personnages se dépouille de tout dans l’immensité du désert). Mais le cheminement menant du casino bondé jusqu’à ce dénuement final paraît un peu forcé, ou un peu court. Voulant explorer, à travers les origines du jeu de cartes, l’influence du hasard, de la numérologie et des mythologies anciennes dans nos vies, Lepage coupe les coins ronds. Ainsi, le cowboy qui s’improvise mentaliste (Roberto Mori) pour que s’opère chez un jeune couple (excellents Sylvio Arriola et Sophie Martin) la révélation qu’ils sont incompatibles semble complètement sorti de nulle part, comme un deus ex machina apparu là bien maladroitement. Et ce n’est que l’un des raccourcis que prend l’intrigue pour arriver à ses fins.
Dommage que l’alliage ne soit pas plus solide et que le passage du réalisme à l’onirisme se réalise si abruptement, car les matériaux de base de la création sont plein de promesses. Puisant dans les récits bibliques, évoquant ici ou là la théorie des cordes ou tissant des liens entre les faux-semblants de Las Vegas et la guerre menée contre l’Irak pour de fausses raisons, Lepage et ses comédiens évoluent dans un très riche territoire symbolique. Mais les morceaux s’emboîtent mal.
Et, si on me permet la critique classique du théâtre lepagien, je soulignerai à quel point les dialogues, dans la première partie du spectacle, sont banals et téléromanesques. Il est toujours triste de constater à nouveau que le grand sens de l’image du maître se met au service de dialogues si pauvres, si inutilement chargés de détails, et au service d’une narrativité si traditionnelle et si ennuyante.