Tu te souviendras de moi : Douloureux moment présent
Scène

Tu te souviendras de moi : Douloureux moment présent

François Archambault récidive avec Tu te souviendras de moi, un drame où l’on perçoit le comique, où l’histoire d’Édouard qui perd la mémoire est racontée… au moment présent.

Édouard, professeur émérite d’histoire, enseignant à l’université depuis ses 29 ans, perd la mémoire. Véritable encyclopédie vivante, c’est désormais un dictionnaire troué, qui perd les traces du quotidien, jusqu’à en rendre fous les membres de sa famille qui, elle aussi, éclate de toutes parts, au même rythme que l’implosion de sa mémoire.

C’est par une jeune fille idéaliste et un brin rebelle, Bérénice, portant le même nom que le souvenir de sa fille, qu’Édouard parviendra à mettre les mots sur sa maladie, sur son état. Cet état dans lequel son esprit s’enfonce, c’est l’Alzheimer, bien sûr, maladie que François Archambault ne nommera jamais dans son texte si vrai. On ne la nomme pas mais on la devine, cette traîtresse qui accapare les souvenirs, qui fait que ces hommes et ces femmes qui en sont atteint ne peuvent vivre qu’au moment présent, par la force des choses.

Ce moment présent, cet instantané du quotidien, on le travaille, on le triture, en compagnie d’Édouard, l’anti-Internet, l’anti-YouTube ou Facebook, l’anti-nouvelles technologies et grand nostalgique de l’époque de René Lévesque; mais aussi en compagnie d’Isabelle (Marie-Hélène Thibault, juste et incisive), sa fille qui ne ressent plus rien et qui tente de renouer avec son père; en compagnie de Madeleine (Johanne-Marie Tremblay, complice) qui, incapable de s’occuper et subir son mari, le laissera à sa fille et son nouveau conjoint, pour se donner un répit; enfin, en compagnie de Bérénice, la fille de Patrick (Claude Despins, qui travaille ici avec une certaine retenue), conjoint d’Isabelle. Le rôle qu’Isabelle, journaliste absorbée par son travail (c’est presque un pléonasme), ne pourra jouer, c’est Bérénice (Emmanuelle Lussier Martinez, véritable révélation de fraîcheur) qui le remplira avec brio, laissant libre cours à l’esprit d’Édouard, qui notera tout dans son carnet, son précieux carnet, porteur de tous les mots, voire de tous les maux. C’est pourtant par Internet qu’Édouard trouvera son salut, aidé par Bérénice, qu’il fera passer son message, celui qu’il a si bien noté pour ne pas oublier. C’est par Bérénice qu’un nouveau monde s’ouvrira pour Édouard: celui de la transmission. Il lui parlera, se racontera, et plongera tête première, sans qu’aucun souvenir autre que les notes dans son carnet lui revienne en mémoire.

Dans le rôle d’Édouard, Guy Nadon est à la hauteur de Guy Nadon: juste, franc, entier, touchant et même énervant au passage. Un casting parfait, évidemment. Quand on le voit coquin, perdu, comique et érudit, on ne peut que se dire que Nadon devait voir en Édouard un reflet de ce qu’il pourrait devenir. Entouré de sa famille reconstituée et déchirée, Édouard vascille et tente de laisser sa marque, qu’il croit indélébile, mais qui se transforme et s’efface, tranquillement, sournoisement.

Et il semble que ce quintette, dirigé discrètement par Fernand Rainville, savait comment travailler autour de cet «état», cette «maladie» – et je pèse mes guillemets puisque dès qu’on parle de la maladie elle-même, tout est en pause. Thibault, Despins, Tremblay, Lussier Martinez et Nadon ont su creuser le malaise de la maladie, du dépérissement. Avec une population qui vieillit – on l’a déjà dit, mais on ne s’en rend jamais vraiment compte -, le sujet n’est plus anodin, bien qu’il demeure tabou au quotidien.

Avec Tu te souviendras de moi, François Archambault s’attaque à un mal grandissant de notre société contemporaine nord-américaine. En fait, c’est sur plusieurs maux qu’il se penche: la maladie, cette traîtresse, les aidants naturels, l’anxiété; notre rapport à l’instant présent – ce foutu moment présent qu’il faut constamment saisir de peur de ne pas vivre -; notre rapport au vieillissement, à nos vieux – puisqu’il faut le dire -; notre rapport à l’excès et à la vacuité du message intellectuel; mais aussi notre rapport à la trace qu’on souhaite laisser dans ce monde, à notre façon de mettre en valeur notre rapport aux autres, notre façon de vivre plus fort que les autres.

Je ne sais pas si c’est mon âge – 30 ans – ou le fait que mon père aura 63 ans vendredi et que cette maladie – l’Alzheimer, puisqu’il faut la nommer, chose qu’Archambault s’efforce de ne jamais faire -, mais ce mardi soir, Édouard et sa famille m’ont touchée, m’ont atteinte plus que je ne l’aurais cru possible. Bien sûr, je fais de la projection, je vois mon père dans Édouard: un intellectuel qui aime profiter de la vie mais qui en perd le fil et qui tente à tout prix de laisser sa trace, pour que toute cette vie n’ait pas été en vain. Mais il faut bien se poser la question: comment conserver cette trace de nous-mêmes, dans un monde qui ne vit que pour l’instant présent? Quelle est cette valeur que l’on accorde à notre vie, à notre passage dans la vie des autres, dans le monde? Archambault met le doigt sur un mal qui nous touche plus qu’on ne le croit, plus que l’on ose l’exprimer.

Enfin, rarement ai-je vu un public expirer en choeur, lorsque les lumières se ferment et que le rideau tombe. Rarement ai-je vu autant de spectateurs quitter un théâtre, un mouchoir tenu fermement dans la main, par peur de laisser aller, d’oubli, épongeant furtivement le coin des yeux.

Jusqu’au 22 février, à La Licorne.