La valeur des choses : En déficit d'humanité
Scène

La valeur des choses : En déficit d’humanité

Explorant le thème de l’argent et de l’emprise qu’il a sur nos vies malgré le haut degré d’abstraction avec lequel il nous force à composer, Jacques Poulin-Denis cherche, dans La valeur des choses, à comprendre ce que vaut l’identité humaine dans un marché déréglé. Un spectacle pertinent.

Oubliez les étiquettes.  Avec Jacques Poulin-Denis on ne se demande pas si on assiste à un spectacle de danse ou de théâtre, on sait d’emblée qu’on est à la croisée des disciplines. Ce qui guide l’aventure, c’est le propos critique et le regard un brin décalé sur un sujet maintes fois ausculté, et tant mieux si le discours emprunte les voies de la parole comme celle du corps pour arriver à ses fins. Ajoutons que le danseur-performeur est aussi un brillant concepteur sonore et que son spectacle est baigné d’ambiances envoûtantes. Même s’il n’est pas le premier à proposer une dramaturgie éclatée pour explorer les vertiges de la finance et l’enjeu de la machine capitaliste qui nous dévore jusqu’à nous faire oublier notre valeur humaine, il le fait avec une certaine singularité, notamment par un minutieux travail sur le rythme. Ce qui donne un spectacle oscillant entre le mouvement saccadé et l’engourdissement prolongé. Quelque chose comme le rythme imprévisible des marchés financiers, peut-être.

C’est un thème à la mode depuis l’effondrement des marchés en 2008, et pour cause! Au théâtre, j’ai vu des auteurs s’y attaquer promptement (David Lescot, Michael Mackenzie, Dennis Kelly, Elfriede Jelinek, Alexis Martin et Frédéric Dubois) et des metteurs en scène s’en inspirer pour orchestrer de joyeux bordels scéniques (en tête de liste les Allemands Nicolas Stemann et Falk Richter).

Pour tout dire, le thème reste d’actualité mais est en voie de devenir éculé sur scène (pas particulièrement à Montréal, certes, mais partout dans le monde). Pour cette raison, j’ai d’abord été courroucé par la proposition de Jacques Poulin-Denis, qui débute par un monologue à la fois percutant et très convenu. «92% de l’argent du monde n’existe que dans l’imaginaire» lance-t-il de sa voix ferme, appuyée sur de réels talents d’orateur. On n’apprend là rien de neuf, et de manière générale le spectacle flirte avec des constats largement connus, sans trop les approfondir. Néanmoins, la construction est efficace et on finit par se dire qu’il ne fait pas mal de se faire rappeler l’évidence. Puisque nous continuons d’obéir à ces lois du marché qui fixent des valeurs arbitraires aux choses, il faut bien accepter de s’observer encore, de manière frontale et au moyen d’une délicieuse ironie.

En paroles, Poulin-Denis et ses acolytes James Gnam, Francis D’Octobre et Jonathan Morier  jonglent avec, d’une part, les notions de déficit, de manque ou de débalancements, et, d’autre part, les concepts d’addition, d’ajouts et d’abondance (notamment dans une savoureuse parodie de la culture hip hop). Mais ils s’illustrent davantage lorsqu’ils laissent parler leurs corps. Ces mots qui évoquent le déséquilibre trouvent écho dans une gestuelle hachurée, désarticulée et nerveuse, laquelle raconte éloquemment le manque expérimenté par l’homme dans un monde où tout est toujours trop calculé. Que vaut l’humain dans cet univers de chiffres qui s’additionnent trop souvent mal? Qui sommes-nous dans cette machinerie abstraite? Les corps s’affaissent et se tordent, ne sachant répondre à ces vastes questions.

Partout, le rapport aux objets domine aussi les relations entre ces personnages et avec leur environnement. Empilant des boîtes ou cherchant à se les accaparer dans un mouvement croissant et excessif, les danseurs finissent la plupart de temps au sol, épuisés.

Un spectacle qui, s’il ne pose pas des questions bien neuves, les pose de la bonne manière. C’est déjà beaucoup.