Robert Lepage et Reda Guerinik / Cœur : Coloniser par la pensée
Les représentations de Pique, premier volet de la nouvelle tétralogie de Robert Lepage, sont déjà presque histoire du passé à la Tohu. Cap sur Cœur, un deuxième volet dans lequel un chauffeur de taxi de Limoilou, interprété par Reda Guerinik, se lance dans une quête de ses origines algériennes.
La tétralogie Jeux de cartes, c’est d’abord l’ébahissement devant la scène circulaire percée d’une trentaine de trappes desquelles surgissent portes, tables, comptoirs et autres éléments de décor pour nous transporter, en deux temps trois mouvements, d’un lieu à l’autre et parfois d’un continent à l’autre. C’est l’art de Robert Lepage à son meilleur. Mais ce sont aussi deux groupes d’acteurs au service d’une fresque aux multiples récits enchâssés, dont la composition sera rebrassée lors des deux derniers spectacles. «Il y a 13 acteurs comme les 13 cartes dans une série, explique Robert Lepage, et je m’amuse à découper et redistribuer les acteurs d’un spectacle à l’autre comme on coupe dans un paquet de cartes. En fait, on a pris les systèmes mathématiques qui viennent avec les jeux de cartes pour développer des structures dramatiques et scéniques. Ça nous a souvent permis de réfléchir différemment, d’élargir nos perspectives.»
Après Las Vegas et ses clinquants casinos dans Pique, l’intrigue de Cœur est d’abord campée à Québec, où l’on rencontre un chauffeur de taxi interprété par Reda Guerinik, avant de se déplacer vers l’Algérie à l’époque de sa colonisation par la France. «Notre travail, poursuit Lepage, s’appuie d’abord sur des sources documentaires mais aussi sur les gens qu’on a consultés, sur des rencontres. Reda, qui est fils d’immigrant marocain, nous a beaucoup raconté son expérience et sa perspective du Maghreb. Des spécialistes du monde arabe nous ont également accompagnés dans le processus.»
Ceux qui ont vu Incendies, de Wajdi Mouawad, se souviennent de Reda Guerinik dans le rôle de l’intempestif Simon, qui se lance avec sa sœur Jeanne dans une épopée le menant au Liban à la recherche d’un frère inconnu. Guerinik est un acteur globe-trotteur qui a aussi exercé son art de par le monde dans les spectacles de Franco Dragone. Autant dire qu’il est tout désigné pour travailler avec Robert Lepage, au cœur d’un théâtre interculturel qui ausculte depuis toujours les rapports entre l’identité québécoise (ou plus largement nord-américaine) et les cultures étrangères. L’expérience de création avec Ex Machina lui semble pourtant unique en son genre et elle constitue, dit-il, «une étape importante de sa vie».
Il faut dire que ce personnage, Chaffik, est directement inspiré d’une carte d’identité ayant appartenu à son grand-père. «Je suis débarqué en répétition avec cette carte qu’un jour mon oncle m’a remise, raconte-t-il. C’est une carte d’autorisation pour porter des explosifs sur soi, qui a été émise en 1955, au début de la guerre d’Algérie. Je n’en sais pas davantage, parce que dans ma famille, comme dans beaucoup de familles ayant vécu la guerre, cette histoire-là est taboue. Mais on a tout de suite vu que cet objet-là allait être inspirant: il a été le déclencheur de toute la pièce et on a inventé l’histoire de Chaffik, chauffeur de taxi à Québec, qui revisite l’histoire de sa famille alors que le monde arabe vit son printemps de révolte.»
Des rues de Limoilou jusqu’aux champs de bataille de l’Algérie colonisée par la France, il n’y a qu’un pas. Mais c’est par la magie que la pièce se rend jusqu’aux territoires décimés. Se croisent, dans cette fresque identitaire, le personnage moderne de Chaffik et un personnage historique, le magicien Jean-Eugène Robert-Houdin, qui, aux débuts de la colonisation, a été mandaté pour participer à l’effort de guerre d’une manière «sournoise», comme le dit Guerinik: «Il a été invité à jouer dans les consciences des Algériens en convainquant, par des spectacles, les Marabouts que la magie européenne était supérieure à la leur. C’était une autre manière de coloniser, par la pensée ou par l’esprit; une sorte d’assimilation par la magie.»
Cœur est d’ailleurs un spectacle plus politique que Pique, qui aborde aussi en filigrane les rapports entre le Québec et le Maghreb, en plus de s’intéresser discrètement à ceux que la France colonisatrice continue d’entretenir avec l’Algérie aujourd’hui émancipée. «Pour moi, travailler avec Robert, dans son processus par improvisations, c’est une grande école. On commence avec des considérations très larges, puis on précise, on avance vers un récit de plus en plus particulier. On est toujours sur la corde raide, toujours au bord du précipice, il faut être très à l’écoute et très à l’affût. Je souhaite aux spectateurs de se placer dans le même état et de le savourer.»