Face au mur : La peur qui gronde
Dévoilant par petites touches un monde d’insécurité et de méfiance, le brillant Martin Crimp gratte le vernis social jusqu’à la moelle dans trois courtes pièces réunies par Hubert Colas sous le titre Face au mur. Un must de la saison. Le metteur en scène marseillais sait révéler chaque nuance de cette écriture ciselée et vertigineuse.
Hubert Colas est de cette école, très française, du théâtre mental. C’est-à-dire qu’il crée, comme le font de manière plus appuyée les Stanislas Nordey et Claude Régy de ce monde (ainsi que Denis Marleau ou Christian Lapointe au Québec), un théâtre obsédé par le langage et par ses plus profondes ramifications, un théâtre de la pensée proférée dans lequel la parole jaillit en conservant plus ou moins le rythme hachuré par lequel elle s’est d’abord construite dans l’esprit. Passionnante, la parole ainsi énoncée dévoile sans filtre les tourments de l’âme humaine et les mystères de la perception du réel.
En restant tout de même proche de la langue parlée, Colas dirige ses acteurs (remarquables Mathieu Montanier, Isabelle Mouchard, Thierry Raynaud, Manuel Vallade et Frédéric Schulz-Richard) vers une diction très modulée, arrondie, comme dans une parole en perpétuel étonnement, pour que soient révélées progressivement et sans camouflage les inquiétudes et les peurs qui s’agitent dans l’inconscient. Une manière fort appropriée d’incarner les textes de Martin Crimp, qui s’intéressent aux plus noires pulsions humaines en les dévoilant par couches successives.
Face au mur, ce sont en réalité trois pièces: Ciel bleu ciel, Face au mur et Tout va mieux. Dans la première, le bonheur conjugal et la vie confortable d’un couple nouvellement marié est assombri par une anxiété grandissante chez la mariée. Dans la deuxième est graduellement évoquée une tuerie. La troisième montre une communauté «bien comme il faut» qui sombre soudainement dans une folie destructrice. Mais peu importe les événements racontés, car tout se joue dans l’intériorité de ces personnages anonymes. Crimp met en relief ce qui, derrière la parole, gronde de manière énigmatique, incertaine, brouillée et angoissante: sous les mots se cachent une peur, un vertige, un précipice, une insécurité croissante et une violence inéluctable, qui seront graduellement exprimés dans toute leur force. En réponse à un monde individualiste dans lequel chacun se méfie de son voisin, l’âme humaine se recroqueville dans ses angoisses lancinantes.
La puissance de son écriture est aussi dûe au parti pris du théâtre-récit. Les acteurs sont à vrai dire des porte-parole, venus raconter des histoires qui semblent se construire au fur et à mesure dans leur esprit, presque contre leur gré. C’est une construction narrative à relais, nécessairement trouée et marquée par l’incertitude, mais par le fait même pleine de suspense et d’inquiétude. La partition cultive ainsi les décalages et les inversions en passant d’une voix à l’autre. Impossible de séparer le vrai du faux, de maîtriser le réel et de se sentir en totale confiance. Naît alors un sentiment d’instabilité profonde, de désarroi sourd.
Martin Crimp, c’est connu, maîtrise aussi un humour férocement noir. Le spectacle y fait notamment écho par une intrusion de paroles chantées joyeusement, pour porter ironiquement un propos trouble et même violent. C’est succulent et parfaitement adapté à l’écriture de Crimp, dans laquelle les situations débutent souvent de manière quasi-paradisiaque avant de se révéler parfaitement cauchemardesques.
Hubert Colas a bien saisi ce mécanisme et en fait la pierre d’assise de son environnement scénique. La scène est enrobée d’un décor ironique de ballons blancs gonflés à l’hélium et d’une immense toile éclairée de lumière bleutée. On croirait voir un ciel parsemé de nuages cotonneux ou une salle de bal encore parfumée de bonheur conjugal après une soirée de mariage. Mais le ciel va souvent s’assombrir et les ballons sont au bord de l’éclatement. Visiblement, ce monde va imploser. La menace gronde. La trame sonore grinçante contribue aussi à transformer doucement l’éden en monde d’effroi.
Un travail brillant.