Le cellulaire d’un homme mort : Quand le virtuel empêche de dire je t’aime
Fable morale oscillant entre le réalisme magique et le comique théâtral à l’américaine, Le cellulaire d’un homme mort, de la dramaturge américaine Sarah Ruhl, questionne l’amour que l’on communique à nos proches à l’ère numérique. Une pièce à l’humour décalée, pleine de bons sentiments mais aussi de maladresses.
Le jour de sa mort, Gordon s’est réveillé avec une folle envie de bisque de homard. Arrivée au café, on lui apprend que le dernier bol a été vendu à la jeune femme assise un peu plus loin. Assailli par une forte douleur à la poitrine, il meurt le sourire aux lèvres en la regardant racler sa dernière bouchée.
La pièce trace le récit initiatique de Jean, une jeune femme solitaire qui décide impulsivement de répondre au téléphone d’un étranger dont la sonnerie ne semble jamais s’arrêter. Lorsqu’elle tente de lui passer l’appareil, elle constate son décès. Dès lors, Jean (candide Johanne Haberlin) se sent investie par une mission qui donne enfin un sens à sa vie: jusqu’à la mort, elle répondra au téléphone de Gordon pour aider ses proches et perpétuer sa mémoire.
Mais qui est Gordon? Le ressort comique de la pièce se trouve bien là. Jean ignore tout de lui et le public en sait un peu plus. Elle l’imagine bon et dit même l’avoir aimé. Sur scène, Gordon (Patrick Goyette) nous confie sans remords sa version de l’histoire. En réalité, Gordon se révèle être un criminel dont le champ d’activité transgresse toute morale, doublé d’un pervers manipulateur incapable d’exprimer son affection aux membres de sa famille, les laissant dans un deuil morose et affligé.
Prenant au sérieux son rôle d’aidante, Jean ment sans scrupule au téléphone sur son lien avec le défunt et rencontre sa famille. Pour le racheter, elle se met à inventer ses dernières paroles, allant même jusqu’à offrir de manière cérémonieuse des cadeaux tout ce qu’il y a de plus banal, trouvées au café où il est décédé. Par exemple, on assiste à cette scène ridicule où sa femme reçoit avec beaucoup d’émotion une salière que Gordon lui aurait dédiée «parce qu’elle est le sel de la terre». Qui a le plus grand sens moral? Gordon le criminel ou Jean la menteuse?
L’humour particulier de la dramaturge Sarah Rulh mélange l’absurde et un comique de situation doucereux. Une combinaison qui provoque quelques rires et sait gagner le public mais qui laisse une impression fleur bleue, pour ne pas dire gentillette de cette fable morale sur l’amour.
Les scènes passent d’un registre à un autre, au point de devenir une macédoine difficile à jauger. Les dialogues sont poétiques, fantaisistes, parfois sentimentaux et l’ensemble est ponctué de scènes empruntant aux codes du stand-up comiques, du chanteur crooner et du burlesque américain.
Les personnages y sont aussi plus grands que nature, interprétés de manière caricaturale dans un jeu souligné à gros traits par la mise en scène de Geoffrey Gaquère. Il faut saluer au passage l’interprétation de Christiane Pasquier en femme du monde aigrie et endeuillée, à la manière soap-opera, et le savoureux personnage névrosé proposé par Félix Beaulieu-Duschesneau.
La morale de cette histoire? Vaut mieux se dire «je t’aime» sur terre, de vive voix, en chair et en os, sinon la mort sera longue sans personne à aimer et qui nous aime en retour.