Ligne de bus et Comment s'occuper de bébé : Au tribunal populaire
Scène

Ligne de bus et Comment s’occuper de bébé : Au tribunal populaire

Une femme a peut-être tué ses enfants. Un jeune homme a peut-être déposé une bombe dans un autobus. Dans une société surmédiatisée, les accusations fusent sans grand souci pour la vérité. C’est ce monde qu’explorent les pièces Ligne de bus et Comment s’occuper de bébé.

Est-ce une coïncidence? Plutôt un signe des temps. Deux pièces qui prennent l’affiche presque simultanément à Montréal mettent en scène une certaine forme de lynchage public et s’interrogent sur le retour insistant des condamnations rapides, sans que soit vraiment considéré le travail des juristes. À l’ère de l’individu-média et de la course à l’audimat, le besoin de juger son prochain réapparaît en force, ou du moins, est encouragé par les médias sociaux où l’on crie son humeur, ainsi que par les médias traditionnels qui suivent la vague. Dans Ligne de bus (présentement à l’affiche aux Écuries), Marilyn Perreault invite le spectateur à jouer les détectives dans un autobus où viennent de se dérouler des événements troublants et où chaque passager a sa version des faits. Même jeu dans Comment s’occuper de bébé, du brillant auteur anglais Dennis Kelly, qui prend l’affiche de La Licorne en mars. Dans cette pièce mise en scène par Sylvain Bélanger, les témoignages contradictoires se croisent et cherchent à accuser une jeune mère d’infanticide.

Dans les deux cas, aucune trace du système judiciaire officiel, qui semble archaïque ou inexistant: le tribunal se joue dans les médias ou dans la rue, peu importe les compétences de ceux qui y participent tout naturellement. C’est le tribunal populaire 2.0. Et ce n’est pas toujours joli.

Accusateurs et accusés

Sylvain Bélanger s’intéresse à l’enjeu depuis quelques années et l’a notamment exploré dans Billy (Les jours de hurlement), de Fabien Cloutier. «Je travaille au théâtre sur un monde dans lequel on est souvent réduits aux fonctions d’accusateurs et d’accusés. Dans un monde surmédiatisé comme le nôtre, dans lequel on reçoit beaucoup d’informations morcelées mais jamais le tableau d’ensemble, on est portés à se faire des opinions rapidement sans connaître le sujet sur lequel on s’exprime. Très peu de gens échappent à la tendance, il me semble, et le débat actuel sur la Charte nous le montre bien. Qui, au fond, a vraiment lu cette foutue charte?»

Marilyn Perreault, elle, est fascinée tout autant qu’inquiétée par le phénomène de l’individu-média qui influence l’opinion en lançant des informations tronquées sur sa tribune personnelle (Facebook, Twitter ou YouTube, peu importe). Sur les lieux d’un crime se multiplieront ainsi les caméramans et journalistes improvisés armés de leurs téléphones intelligents et de leur indignation personnelle. Faisant fi des bons vieux principes d’objectivité journalistique, ces justiciers improvisés se révèlent parfois utiles au rétablissement de la justice, mais, suppose-t-on, ils sont plus souvent porteurs de préjugés ou même de mépris, plus propices à la condamnation rapide et pleine de raccourcis.

«Je me suis intéressée, dit-elle, à la figure de l’enquêteur. Trop souvent, on ne laisse plus les policiers ou les enquêteurs faire leur travail comme il se doit, pas plus que les journalistes, et je trouve ça dangereux, je trouve que c’est un terrain glissant. Certes, on peut critiquer leur travail, mais publier incessamment des vidéos amateurs, trop souvent biaisés ou incomplets, qui sont abondamment commentés par des internautes violents, ça ne mène nulle part, ça ne fait qu’engendrer la haine.»

Les exemples récents, en effet, pleuvent. Ce policier qui menaçait d’attacher un sans-abri à un poteau avait-il de bonnes raisons d’agir ainsi? Peut-être, ont écrit certains chroniqueurs conscients de ne pas avoir en main tous les morceaux du puzzle. «Souvent, dit Marilyn Perreault, les gens qui sont lynchés par le public lorsque ces vidéos sont dévoilées vont rester diabolisés bien longtemps après les événements, aux yeux de ce même public, même si la preuve aura été faite qu’ils n’étaient pas dans le tort. Il me semble qu’une société civilisée comme celle dans laquelle on est censés vivre devrait éviter ça le plus possible. Mais les médias et les réseaux sociaux, des outils très puissants et très utiles en d’autres circonstances, viennent compliquer notre rapport avec le crime et avec les situations délicates.»

«On vit dans un monde moralisateur et judéo-chrétien très fort, pense Sylvain Bélanger. Tout concorde à nous renfoncer dans cette culture-là, religieuse au départ mais devenue éminemment sociale. Juger les autres, faire de la petite morale, c’est même un sport national.»

Fabrication médiatique

Dans Comment s’occuper de bébé, une femme dont les deux enfants seraient morts d’asphyxie accidentelle est au centre de la rumeur populaire. «Personne ne sait vraiment ce qui s’est passé, explique Sylvain Bélanger. Le spectateur doit se faire un parcours là-dedans, mais chaque témoignage auquel il assiste n’est qu’une partie de la vérité, et même si personne ne manipule personne, tout le monde est dans l’erreur parce que chacun n’a qu’un regard partiel sur les événements. L’auteur tisse habilement une toile de témoignages, un montage – il y a une notion de fabrication médiatique, dans un studio de montage. Il joue très librement avec la chronologie, ce qui brouille les pistes, et alterne entre la réalité en chair et en os et celle que l’on perçoit à travers le filtre de l’écran. J’ai axé mon travail de mise en scène sur ce pivotement.»

Campant l’action dans un studio où se fabrique ce que l’on suppose être un documentaire sur les meurtres commis par une certaine Donna McAuliffe, le spectacle du Théâtre du Grand Jour interroge une société dans laquelle le média se substitue au tribunal. Chez Marilyn Perreault dans Ligne de bus, la multiplicité des points de vue sur l’acte criminel passe par un théâtre interdisciplinaire et acrobatique qui, en mettant les corps en lumière, propose de scruter les différentes perspectives de l’événement. Ainsi, l’autobus qui vient d’exploser sera graduellement déshabillé de ses murs pour dévoiler «les marques visibles et invisibles de la tragédie qu’il porte».

«Mon travail est ancré dans le corps, dit la metteure en scène, et je veux qu’à travers le mouvement acrobatique on en vienne à considérer cet autobus sous toutes ses coutures, dans ses multiples dimensions, comme on devrait le faire avec l’explosion qui y a eu lieu. Mais je travaille aussi à partir de sources documentaires: pendant deux ans, je me suis promenée dans les autobus montréalais et j’ai enregistré des bribes de conversation qui m’ont servi à établir les personnages et les dialogues. Un autobus, c’est un lieu de communication incessante et de babillage ambiant fascinant: on y intercepte autant les conversations en chair et en os que les communications par texto ou par téléphone. Le spectacle tisse une toile à partir de tout ça.»

Stendhal disait: «C’est ainsi que la même chose, chacun la juge d’après sa position».

Certainement. Et peut-être plus que jamais.

 

Ligne de bus est à l’affiche jusqu’au 22 février aux Écuries

Comment s’occuper de bébé est à l’affiche de La Licorne du 4 au 22 mars