Jeux de cartes 2 : Coeur : Lepage marche dans les traces de Mouawad
Scène

Jeux de cartes 2 : Coeur : Lepage marche dans les traces de Mouawad

Moins anecdotique que Pique, Coeur met en scène une riche quête identitaire entre le Québec, la France et l’Algérie, mais ce deuxième volet de la tétralogie Jeux de cartes de Robert Lepage souffre de quelques-uns des mêmes écueils: dialogues téléromanesques et intrigue par moments échevelée.

On ne répétera pas longuement ici la joie que procure le travail scénographique sur la scène circulaire de la Tohu. Comme dans Pique, les apparitions des personnages par les trappes sont saisissantes et propices à embrayer l’imaginaire, à entraîner le spectateur dans un long voyage entre les continents et les époques. C’est la griffe Robert Lepage et il en est le roi et maître incontesté. S’ajoutent à ces très fluides déplacements un travail vidéographique projeté sur un tulle qui entoure la scène (on était d’ailleurs surpris de ne voir presqu’aucun écran dans Pique – les voici de retour en force). L’astuce est ingénieuse, la vidéo est enrobante et il y a fort à parier que Lepage, qui a toujours cherché à contrer la rigidité des écrans rectangulaires tout en travaillant dans leurs cadres, va continuer à explorer ce principe.

En renouant avec une histoire de quête identitaire qui permet de flirter avec les temps et les lieux, Lepage évite le statisme de la précédente pièce, qui situait toutes ses intrigues dans un casino de Las Vegas. L’histoire de Chaffik (touchant Reda Guerinik, qui se fait trop rare sur nos scènes) est une odyssée à la manière mouawadienne, qui mènera un chauffeur de taxi de Limoilou en Algérie sur les traces d’un grand-père dont il ignorait la vie tumultueuse. À cette histoire intimiste, Lepage et son équipe ont greffé des scènes teintées de la magie et de l’illusionnisme d’Eugène-Robert Houdin et se déroulant pendant la colonisation de l’Algérie par la France. L’enfance du grand-père est aussi évoquée à travers sa relation avec un célèbre photographe et la figure canonique de Georges Méliès, dont l’oeuvre est enseignée à l’université par la copine de Chaffik, complète le voyage. Un assemblage à travers lequel le metteur en scène s’amuse à créer des interrelations et des ponts signifiants.

La matière est riche mais, souvent, les éléments les plus porteurs sont occultés, laissés à vide dans de longues ellipses qui, plutôt que de solliciter notre imagination et notre pensée, installent des trous béants dans la trame narrative. Ainsi, on ne sait guère ce que Chaffik apprend vraiment sur lui-même lors de son voyage au Maghreb. On peut se l’imaginer par bribes, mais les dialogues, trop souvent anecdotiques, ne révèlent pas grand-chose. Le cheminement qui mène Judith (la copine de Chaffik, interprétée par Catherine Hugues) à adopter une nouvelle religion est également peu convaincant et on se prend à rêver que la pièce approfondisse un peu ses scènes. Car il y a là matière fertile.

On me dira que le texte n’est pas central dans un théâtre d’images comme celui de Lepage. Certes. Au cinéma, les gros plans sur les visages et sur les yeux, ou sur le tremblement d’une main, en disent souvent plus que les mots. Au théâtre, l’image a aussi ce pouvoir de parole mais elle doit se déployer avec plus d’ampleur, dans un cadre plus large. Lepage le sait bien, mais il ne le démontre pas particulièrement bien dans Coeur. Les référence au cinéma de Méliès paraissent également plus ou moins bien liés au destin de Chaffik, même si elles sont évidemment très fécondes et qu’elles font rêver.

On poursuivra l’aventure, tout de même, avec Trèfles et Carreaux, dont la création n’est pas encore entamée. Et puisque Lepage continue de travailler par étapes, en ne mettant jamais le point final à ses oeuvres, il faudra suivre l’évolution de ce travail sur les jeux de cartes, qui va très certainement encore mûrir et possiblement nous rendre pantois dans quelques années.

Je soulignerai au passage, comme l’ont fait la plupart des critiques, le jeu puissant et la présence gracieuse de l’actrice grecque Kathryn Hunter, capable de toutes les métamorphoses.